Une nuit au musée

 

Tous les ennuis que nous vaut la vie moderne sont dus

à ce qu'il y a de divorce entre la nature et nous.

Isaac Asimov

  

Une ombre traversa furtivement la pelouse, il crut qu'il avait eu une vision... Ce n’était pas possible ! Il ne pouvait pas avoir vu quelqu’un marcher sur le gazon. Pas à cette heure-ci.

Frank eut alors une autre vision, de cauchemar cette fois. Il y a deux ans, le musée avait dû fermer pendant une semaine, pour permettre l’enquête de police. Un cambrioleur s’était introduit pendant la nuit et avait dérobé une œuvre d’art que l’on n’avait jamais retrouvée. Cela avait été une catastrophe. S’agissait-il du même voleur ?

 En tant que directeur du musée, il ne pouvait vraiment pas se permettre qu’une œuvre disparaisse à nouveau. Surtout pas la veille du vernissage de la nouvelle exposition et certainement pas quatre mois avant son départ à la retraite ! L’alarme qu’il avait fait installer à la suite de ce premier vol, deux ans auparavant, ne s’était pas déclenchée. Était-ce bon signe ?

 Frank avait travaillé tard, pour finaliser le discours inaugural de l’exposition qui devait être le sommet de sa carrière. Mis à part son bureau, tout était dans l’ombre, dedans comme dehors. Depuis cet endroit, au premier étage, il pouvait voir, non seulement le hall d’entrée du musée à travers la verrière, mais également le jardin alentour. Il éteignit la lumière et scruta l’ombre pour essayer de discerner quelque chose sur la pelouse. Il ne voyait rien. Avait-il rêvé ?

 Il décida d’aller faire un tour des salles, de ses salles. Il avait bien le droit de le dire car c’était avec l’argent de son arrière-grand-père, dont il portait le nom, qu’avait été créé ce musée. En fait, il ne croyait pas vraiment que cette ombre était réelle : il avait dû se l’imaginer. Probablement un mélange de la fatigue et du stress des derniers mois. Mais il fallait qu’il en ait le cœur net. De toutes manières, il voulait vérifier une dernière fois que tout était en ordre, avant que l’exposition n’ouvre ses portes le lendemain. En collaboration avec la conservatrice du musée, ils avaient réussi un tour de force et réuni une quinzaine de pièces contemporaines de toute beauté. En particulier, ils étaient très fiers des deux œuvres d‘origine étrangère qui leur avaient été confiées.

 La première était d’une artiste japonaise, une portraitiste mondialement reconnue. L’œuvre exposée s’appelait « Vie et mort d’une créatrice », un autoportrait tout en détails, en précision, mélange de pointillisme, de poinçonnage et de repiquage. Vraiment admirable. Quel travail de patience pour produire cette œuvre d’une extraordinaire beauté.

 La seconde venait d’Angleterre et s’appelait « Wimbledon sous la pluie ». Elle occupait une salle complète du musée.  Une merveille de créativité et d’ingéniosité. Il n’était jamais allé à Wimbledon, mais la pluie était d’un réalisme incroyable et le gazon d’une rare beauté. La mise en place de cette œuvre avait été relativement complexe, mais l’artiste avait réalisé ce que la conservatrice considérait comme un exploit artistique majeur. L’exposition allait être un succès international, ils en étaient certains. Et pour cela, il ne pouvait se permettre aucun vol, aucune dégradation des œuvres.

 Toujours un peu ennuyé à cause de cette ombre furtive, il sortit de son bureau, alluma la lumière dans l’escalier et descendit. Arrivé dans le hall désert et silencieux à cette heure, il prit le temps de regarder les dessins originaux accrochés au mur. Il ne s’en lassait jamais. Ils représentaient le Château de Versailles, ou plutôt ses jardins, dessinés par Le Notre. C’était magnifique. Quelques années auparavant, il avait été invité à la réouverture du château et de ses jardins. La rénovation avait pris des années, mais cela en valait la peine. Rien ne semblait artificiel. Le public avait vraiment aimé le résultat.

 Il sortit de sa réflexion et prit à gauche en direction des salles de l’exposition temporaire. Dans la première se trouvaient deux œuvres d’une grande qualité. Il s’agissait du travail de deux jeunes artistes qui commençaient à se faire un nom dans le domaine des natures vivantes, comme on appelait cette nouvelle forme d’art. L’une qui s’appelait « Parterre de crocus dans le brouillard », avait été relativement facile à installer et promettait d’être accueillie avec enthousiasme, car très audacieuse : son créateur avait prévenu que son œuvre allait surprendre, tous les jours un peu plus. Enfin, pensa-t-il en souriant, pour l’instant on ne voyait pas grand-chose, à cause du brouillard !

L’autre œuvre, « Taupes au petit matin », avait été un cauchemar logistique pour l’équipe du musée. Mais tout semblait bien se passer maintenant. L’œuvre avait trouvé son propre équilibre, comme disait l’artiste. Heureusement que son équipe était maintenant, bien formée et habituée aux exigences du musée.

 Il traversa les salles, une à une, s’arrêtant devant les créations, se recueillant presque, plein d’admiration pour le travail présenté. Il avait beau regarder et écouter, il n’y avait vraiment personne dans les salles. Pas de cambrioleur. Heureusement. Il entendait juste le vrombissement léger des aérateurs. L’air était frais. Les salles sentaient bon, ce qui est toujours important pour un vernissage. La teneur en oxygène était régulièrement contrôlée par le personnel. L’expérience montrait que la bonne qualité de l’air exerçait une influence positive sur l’humeur des visiteurs. Il souhaitait à tous, de se sentir heureux, après une visite au musée !

 Finalement, il arriva dans la dernière salle, sa préférée, sans rencontrer ombre qui vive. Elle était très particulière : ici et ici seulement, le public pouvait toucher les œuvres exposées. A sa connaissance, son musée était le seul où cela était possible. Bien entendu, cela demandait de renouveler les œuvres régulièrement, car il y avait toujours des accidents, mais cette salle avait permis de doubler la fréquentation journalière du musée. En particulier les familles avec enfants adoraient ces natures vivantes. Et contrairement à toute attente, ce n’étaient pas forcément les jeunes qui causaient le plus de dégradation.

 De constater qu’il était vraiment seul le rassurera complètement. Mais qu’avait-il donc vu tout à l’heure ? Il n’était pourtant pas devenu fou ! Pour mieux réfléchir, il sortit ses chaussures et ses chaussettes et se mit debout, pieds nus, dans le carré de gazon le plus proche. Il ferma les yeux et sentit la douceur de la pelouse naturelle sous ses pieds. L’humidité qui s’en dégageait n’était pas désagréable. Cela chatouillait un peu. Il sourit. Une pensée lui vint à l'esprit : la remarque de cette petite fille caressant le gazon le mois dernier, qui lui disait : "C'est tout doux et ça sent bon !" Cela lui avait rappelé des souvenirs de sa propre jeunesse. C’était pour cela qu’il faisait ce métier, pour revivre cet émerveillement de l’enfance.

 En fait, ils avaient eu une idée de génie, le jour où ils avaient proposé à leurs visiteurs des ateliers interactifs, les mettant en contact avec les œuvres d’art. Ils trouvaient cela remarquable et exotique. Cela avait permis de sauver le musée et fourni les ressources financières actuelles, indispensables à l’organisation régulière d’expositions.

 Son regard fut attiré par un mouvement à l’extérieur. Par la baie vitrée, il aperçut une ombre qui traversait la pelouse. Et au lieu de s’inquiéter, il se mit à rire car il s’était fait peur pour rien. Il s’agissait tout simplement de leur robot de jardin, chargé de l’entretien des pelouses artificielles du musée ! Il effectuait juste son travail en les désinfectant. Il avait complètement oublié qu’ils avaient prévu ce traitement, avant le vernissage !

 Cela lui rappela le pourquoi de l’exposition. L’Accord de Paris sur le Climat n’avait pas permis de sauver la planète comme prévu, mais heureusement en cent ans, l’Homme avait développé des trésors d’ingéniosité et utilisé des technologies avancées pour pouvoir remplacer la Nature, là où elle avait disparu, par des réplicas artificiels. Dans les jardins, les lieux publics, les parcs et les bois, on ne trouvait plus que du gazon artificiel. Il n’y avait pratiquement plus d’herbe sur la planète et les pelouses naturelles étaient maintenant rarissimes. Le gazon était devenu un produit de luxe, un objet d’art.

Sur l’affiche murale de l’exposition, en face de lui, il pouvait lire :

 

A l’occasion du centenaire

de l’Accord de Paris sur le Climat

Exposition exceptionnelle

de natures vivantes contemporaines 

« Le gazon naturel dans tous ses états »

Du 1 septembre 2116 au 31 décembre 2116

Musée de la pelouse

 

Frank espérait sincèrement que les visiteurs aimeraient les œuvres exposées, comme le parterre de ces crocus sur ray-grass anglais. Ils choisiraient certainement de prendre un abonnement et de venir tous les jours, pour assister à un phénomène qu’ils n’avaient jamais pu voir de leur vie, pour regarder ces fleurs violettes pousser, s’épanouir et se faner ! Lui-même était curieux de voir le résultat de ce processus de croissance de plantes, surtout dans le brouillard. Et dans un monde devenu complètement artificiel, qu’y avait-il de plus original que de tondre soi-même une pelouse de fétuque rouge, comme le proposait le plus récent de leurs ateliers interactifs ? Son arrière-grand-père serait fier de lui !

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