Le feu d’artifice

Ils se contentent de tuer le temps en attendant que le temps les tue.

Simone de Beauvoir

 

 — Ooooh ! dit Lucas à la vue des trois corolles bleues qui remplissaient le ciel en libérant une pluie d’étoiles.

Le feu d’artifice venait de commencer. Debout sur la jetée du port, Jean portait son fils, Lucas, sur ses épaules. Il l’écoutait découvrir le spectacle auquel il n’avait encore jamais assisté. Le bruit d’explosion de trois fusées leur arriva avec un court décalage : boum, boum, boum. Jean sentit Lucas se raidir sur ses épaules, ses mains s’accrochant plus fortement autour de son cou. Mais ce dernier ne dit rien. Jean pressa les chevilles de son fils pour le rassurer. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire ou de faire quelque chose de plus, trois nouvelles fusées montaient dans la pénombre en sifflant bruyamment et explosaient très haut en libérant des étoiles rouges qui retombèrent en pluie, cette fois.

— Aaaah ! fut le commentaire de Lucas. 

De nouveau un court laps de temps entre l’image et le son se produisit. Il fut suivi d’une nouvelle crispation de l’enfant, moins forte, à laquelle Jean répondit à nouveau par une pression sur les chevilles.

Tous les ans, Jean revenait passer ses vacances ici avec son fils, pour se retrouver en famille et tous les ans ils assistaient au feu d’artifice, tradition oblige. Enfin, c’était la première fois que Lucas, son fils de cinq ans, avait le droit d’y assister. Jusque-là on ne l’y avait pas autorisé, à cause du bruit, de la fatigue, etc. Mais maintenant il était assez grand et il n’allait pas pleurer. Il aurait un peu peur, mais cela faisait partie de la tradition.

Jean se souvenait encore très bien de son premier feu d’artifice. Il y était venu avec sa mère Nathalie, plein d’excitation et de curiosité, surtout car sa grand-mère qu’il adorait, avait refusé tout net d’y assister. Elle disait que le bruit des fusées lui rappelait trop les bombardements pendant la guerre. A l’époque, elle n’avait que six ans et elle en avait gardé une surdité de l’oreille droite. Jean, lui, n’avait pas bien compris pourquoi elle ne voulait pas venir. Mais il se souvenait encore parfaitement de l’odeur de poudre de ce premier feu et comment, à chaque explosion, il serait très fort la main de sa mère. Ses souvenirs lui revenaient maintenant que son fils faisait la même chose avec lui.

— Papa ! Papa ! Tu as vu ? Comme c’est beau ! dit Lucas, sortant son père de sa rêverie.

 Après toute une série de chandelles (il devait bien y en avoir une centaine) qui venaient de monter, les artificiers tiraient maintenant des bombes pivoines et tournesol dans le ciel, de toutes les couleurs. Une fumée importante chargeait l’air de ses particules. L’odeur âcre de la poudre était très forte et recouvrait l’odeur suave de friture que l’on sentait habituellement sur le port, à cette heure-ci. Heureusement, cette année, le vent poussait les fumées vers la mer, sinon cela pouvait vite devenir irrespirable.

La jetée était noire de monde : les familles étaient venues, en masse, assister à cet évènement annuel. Entre les explosions, on entendait la musique entrainante émise par des haut-parleurs puissants. Une sirène de police retentit au loin. De nombreux bateaux étaient en mer pour l’occasion et leurs occupants avaient une vue exceptionnelle sur le feu d’artifice. Dans la lueur des fusées, on apercevait, par intermittence, les habitants des immeubles qui donnaient sur le port, sur leurs balcons.

A l’hôpital régional, la petite Sarah était sortie de son lit. Elle avait quatre ans et portait un pyjama rose. Elle avait un bras cassé et souffrait de problèmes respiratoires, mais sa vie n’était plus en danger. Elle s’était approchée de la fenêtre et silencieusement, elle avait glissé sa main valide dans celle du pédiatre qui finissait sa tournée et se tenait debout devant la fenêtre. Il la prit dans ses bras. Ensemble, ils regardèrent les lueurs rouges et orangées qui éclairaient le ciel au loin. 

Le docteur lui demanda à voix basse, pour ne pas déranger les autres enfants qui reposaient dans la salle de pédiatrie :

— Tu n’as pas froid ? Tu as peur du bruit des fusées ?

 La petite fille fit oui de la tête, en regardant les couleurs danser à l’horizon. Il la serra dans ses bras et commença à la bercer pour calmer ses tremblements. Il lui dit :

— Il ne faut pas avoir peur, tu vois, les fusées sont loin, au-dessus du port. Ici tu ne risques rien. 

Puis il se mit à fredonner une chanson que sa mère lui chantait souvent quand il était enfant, pour l’endormir. Il se souvenait des feux d’artifice de son enfance, combien il avait trouvé cela beau. Mais maintenant, le bruit des fusées faisait peur aux enfants.

Lucas et son père avaient toujours les yeux rivés sur la mer. Le bruit était un peu moindre. Le calme avant la tempête. Jean savait que le bouquet final était proche. Les artificiers savaient manier le suspense pour le public, en alternant des salves de bombes avec des moments plus calmes, avec juste des sifflements. Les explosions se succédaient à un rythme rapide, allant crescendo. Le ciel était rempli d’étoiles de toutes les couleurs. Lucas ne savait plus où donner de la tête. Puis des explosions assourdissantes se produisirent au-dessus de lui : la luminosité était impressionnante, comme par pleine lune. Son corps était agité de petits sursauts, mélange de peur et de plaisir. Il serrait très fort le cou de son père.

Le pédiatre quitta la fenêtre et recoucha Sarah qui ne tremblait plus. Il eut une dernière pensée : quand ces bombardements allaient-ils s'arrêter ? Cela fait plus de cinq ans que cela durait maintenant. Cette enfant n'avait rien connu d'autre comme berceuse, que le bruit des bombes qui tombent sur la ville tous les jours.

Il lui fit une dernière caresse sur ces cheveux bruns et lui adressa un sourire chaleureux auquel elle répondit. Puis elle ferma les yeux pour dormir. A ce moment-là, une immense explosion retentit et une lueur éblouissante se fit. La chaleur devint insupportable et ils ne sentirent plus rien. Un obus venait de tomber sur l'hôpital, détruisant et incendiant l'aile du bâtiment où se trouvait la salle de pédiatrie.

A trois mille kilomètres de là, de l’autre côté de la Méditerranée, le feu d’artifice avait pris fin dans un magnifique bouquet final, comme chaque année. Lucas, Jean et Nathalie décidèrent alors d’aller manger une glace pour se remettre de leurs émotions.

 

———————————-

Nouvelle écrite pendant l’été 2016 et malheureusement basée sur un fait divers.

28 avril 2016 

Au moins 50 personnes ont été tuées dans un attentat à la bombe contre un hôpital de la ville syrienne d'Alep. C'est ce que rapporte la branche syrienne de Médecins sans frontières. Six médecins sont décédés, dont le dernier pédiatre restant en ville. Plusieurs enfants auraient également été tués. Le pédiatre syrien Mohammad Wassim Maaz a été tué mercredi avec quatre collègues et 22 civils lors des frappes aériennes contre l'hôpital al-Quds, à Alep.

Elle a été publiée pour la premiere fois dans le recueil de nouvelles : Délice de liens (voir mes livres)

Précédent
Précédent

Une nuit au musée

Suivant
Suivant

La magie de Koo-billa