La magie de Koo-billa

“Le but dans la vie n'est pas d'être parfait.

Toute chose qui vaut la peine d'être faite,

vaut la peine d'être faite, même pauvrement”.

Marshall B. Rosenberg

 

Longtemps ils ont fait un usage immodéré de l’eau, dit Antoine. Et aujourd’hui les sources sont taries, les rivières asséchées. Les nuages ne veulent plus lâcher leurs pluies. Pourtant, nous les avions bien prévenus. Mais ils ne voulaient rien entendre. Faut-il maintenant s’en remettre aux prières et aux danses pour implorer le ciel ?

 Dans la salle de conférence, le jeune homme qui venait de prononcer ces phrases se rassit brusquement, fâché. Comme plusieurs personnes, il avait demandé la parole, après la présentation du conférencier et le facilitateur la lui avait donnée. Antoine voulait tellement que les choses changent sur cette planète mais cela n’allait pas assez vite à son goût. Toute la colère que contenaient ses mots flottait encore dans l’air autour de lui. Mais, malheureusement pour lui et ce qui l’énerva encore plus, l’assemblée se mit à rire. Sauf une jeune femme, assise au fond de la salle, qui observait cette situation avec une grande curiosité. Elle ne trouvait pas cette question risible mais au contraire extrêmement intéressante. Elle s’appelait Aïcha et était arrivée en France depuis quelques jours.

Elle travaillait en Afrique de l’Ouest pour une organisation non gouvernementale dont le siège social était situé dans le sud de le France, dans la ville où elle se trouvait aujourd’hui. C’était la seconde fois qu’elle y venait, cette fois-ci, pour participer à une conférence dont le thème était : Partager l’eau et les connaissances au-delà des frontières, pour faire face aux changements climatiques. La première journée qui se finissait, était consacrée à : « Apprendre de l’Europe » et la seconde, le lendemain, était de façon logique : « Apprendre de l’Afrique ». C’était pour cela qu’elle avait été invitée, pour partager les connaissances de son pays, en matière de gestion des eaux.

 Elle était malheureusement d’accord avec le constat du jeune homme. Elle partageait son exaspération et cela la rendait également triste. Dans son pays, les gens ne voulaient pas entendre les messages relatifs à la crise de l’eau et aux effets des changements climatiques. Et ce n’était pas drôle du tout. Dans son pays les gens commençaient même à se battre pour obtenir de l’eau. Il y avait eu des morts.

Mais, la question d’Antoine relative aux prières et aux danses lui avaient fait plaisir, car c’était quelque chose qu’elle reconnaissait. Cependant, bien que fondamentalement croyante, Aïcha n’était pas sûre que les prières aient un effet positif direct sur la pluviométrie. Quant aux danses de la pluie, pour les avoir pratiquées enfant, elles ne donnaient pas forcément les résultats attendus, enfin elle ne s’en souvenait pas. Mais de quoi exactement avait ri cette assemblée ? On lui avait souvent parlé de différences culturelles entre son pays et la France, en était-ce un exemple ?

Pendant ce temps, le conférencier, un jeune ingénieur de la DREAL qui venait de leur présenter les récents développements relatifs au Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux de la région Adour-Garonne, répondait de façon assez neutre. Il constata avec Antoine qu’il y avait effectivement des zones dites en déséquilibre hydrique dans la région. C’était justement pour cette raison que l’on avait développé ce schéma directeur et qu’une nouvelle version était en préparation, pour permettre un meilleur usage et une meilleure répartition de l’eau, pour le bénéfice de tous. Il espérait grandement que la réforme du dialogue environnemental, modifiant les règles de participation du public, y contribuerait. C’est pour cela qu’il était là et il souhaitait de tout cœur que les participants à la conférence contribuent à ce dialogue.

Il ne rentra pas dans le détail des sources taries ou des rivières asséchées de la région car, dès sa prise de poste, il avait bien compris que c’était un point extrêmement sensible pour de nombreux maires, agriculteurs, pêcheurs et militants dont certains étaient dans la salle. Il fallait en parler bien sûr, mais ce n’était ni le lieu, ni le moment. Enfin, il se garda bien de donner son opinion sur la question relative aux prières et aux danses, car en fait il n’en avait pas.

Sur cette réponse, le facilitateur remercia les différents intervenants de l’après-midi et les participants et les invita à profiter de la réception, offerte par les organisateurs de la conférence, qui se tenait dans la salle voisine. Il leur souhaita des échanges fructueux et leur demanda d’être au rendez-vous le lendemain, à neuf heures précise. Dans un brouhaha de voix, tout le monde se leva et quitta la salle. 

Un peu plus tard, au cours de la réception, Antoine se retrouva en discussion avec un petit groupe de participants dont faisait partie Aïcha, qui se tenait, par hasard, debout à côté de lui. Elle sentait un reste de colère flotter autour du jeune homme et était triste pour lui. Elle avait été touchée par son intervention et avait partagé son irritation. Elle la reconnaissait.

Comme elle était silencieuse, un des membres du groupe, un de ses collègues, s’enquit de ce qu’elle pensait de la journée. Elle fut un peu déconcertée car elle n’avait pas l’habitude qu’on lui demande son avis. C’était une de ces différences culturelles auxquelles elle commençait à s’habituer, depuis qu’elle travaillait pour cette organisation, pensa-t-elle avec un sourire intérieur. Elle choisit cependant de répondre de façon assez neutre, de sa voix posée et bien timbrée. Puis, la conversation reprit son cours, entrant dans le détail d’une des présentations de la matinée.

Antoine préféra se tourner vers Aïcha et lui demanda si elle était en France depuis longtemps et quelles étaient ses impressions. Elle fut étonnée de cette curiosité à son endroit mais comme, pour elle, le commentaire d’Antoine et son exaspération avaient créé une sorte de lien entre eux, elle lui répondit avec plaisir. Puis, mise en confiance par l’intérêt réel de son interlocuteur, elle décida alors de lui parler de son intervention et de la question qu’il avait posé :

— J’ai reconnu votre irritation par rapport aux gens qui ne veulent rien entendre et je la partage. Et, ajouta-t-elle, j’ai beaucoup aimé votre question sur les prières et les danses. 

 A ces mots, Antoine qui se sentait encore gêné d’avoir entendu le public rire à ses dépens, et pensant qu’elle se moquait de lui, lui répondit en soupirant :

— Je me suis laissé emporter par ma colère et je suis parti hors sujet. Je n’aurais jamais dû poser cette question. Cela ne rimait à rien. Les gens ont ri de moi et je suis passé pour un guignol. 

— Personnellement, j’ai trouvé votre question très intéressante, lui répondit Aïcha, car elle nous rappelle notre relation fondamentale à l’eau et à sa dimension spirituelle. 

— Que voulez-vous dire ? lui demanda Antoine, un peu surpris.Comment lui répondre ? Cette question ramenait Aïcha, en pensée à son enfance, lorsqu’elle était en vacances, au village, chez ses grands-parents. Sa grand-mère Fatima était une femme pieuse et il était hors de question qu’elle manque un office religieux. Et tous les soirs, à la veillée, elle racontait de belles histoires à ses petits-enfants, des histoires où le personnage principal était Koo-billa, la goutte d’eau magique et voyageuse. A l’époque, Aïcha ne le savait pas bien sûr, mais Koo-billa était un prétexte pour sa grand-mère, pour raconter la vie des gens et leurs traditions. Et ainsi, au travers des aventures de la goutte d’eau, Fatima transmettait aux enfants, l’importance de l’eau dans leur vie, sa valeur spirituelle, les valeurs et la sagesse des générations précédentes. Pragmatiquement, elle en profitait aussi pour leur donner des conseils sur l’utilisation de l’eau à la maison et sur les pratiques agricoles qu’ils devraient mettre en œuvre le lendemain, en aidant les femmes aux travaux domestiques et les hommes dans les champs.

Son grand-père, Abdou, était lui aussi pieux et pragmatique. Il n’était pas allé à l’école et ne parlait pas français. La seule phrase qu’il connaissait dans cette langue et avait appris par cœur était : « Aide-toi et le ciel t’aidera ». Cela résumait très bien sa philosophie de vie. Quand un problème se posait, il prononçait ces mots à voix haute et cela le conduisait toujours à l’action plutôt qu’à attendre une aide divine ou autre. Sa femme lui avait souvent dit que cette phrase ne rimait à rien car Dieu donnait sans contrepartie, mais il y croyait et cela l’aidait.

En matière de gestion des eaux et des sols, Abdou avait beaucoup d’expérience. Quelques années avant la tristement célèbre sècheresse de mille neuf cent quatre-vingt-quatre, il avait mis en place des cordons pierreux sur leurs terres pour les protéger contre l’érosion et retenir l’eau, à une époque où l’on ne parlait pas encore vraiment de crise de l’eau. Enfant et adolescent, il avait bien observé la nature et avait vite vu et compris l’avantage de cette pratique, avant même qu’elle n’en porte le nom. Au début, quand il s’était mis au travail avec ses deux frères, en transportant des pierres et les mettant en place sur leurs parcelles, tous les habitants du village s’étaient moqués d’eux.  Mais, au fil des années, leurs récoltes s’étaient améliorées et même en fin de saison sèche, ils avaient toujours de l’eau dans leur puits, pour irriguer leurs plantes. Cela avait considérablement amélioré leurs revenus et Abdou avait pu envoyer ses propres enfants à l’école.

Et maintenant ces cordons pierreux étaient devenus une pratique si courante que l’on ne se souvenait même plus de comment c’était avant. Le plus drôle c’est que l’on semblait redécouvrir cette technique en France pour aider dans la lutte contre les changements climatiques. Pendant l’été deux mille dix-neuf, les journaux régionaux y avait fait référence, dans le cadre de la lutte contre la pénurie. C’était d’ailleurs pour partager les expériences de son pays en la matière qu’Aïcha était venue à la conférence.

 — Eh bien, répondit Aïcha, pour moi l’eau a une très grande valeur. Je ne veux pas dire économique. Personnellement, j’ai toujours grandi dans la croyance que l’eau était sacrée. Elle nous unit plus qu’elle ne nous sépare. Elle est symbole de paix et d’accueil : on la partage. Malheureusement, chez nous certains commencent à perdre cette notion et se battent pour se la garder.

— Chez nous aussi, dit Antoine. C’est cela qui m’énerve. Beaucoup de gens ne veulent plus partager et certains pensent même, « après moi le déluge ». Façon de parler bien sûr. Comment ne peuvent-ils pas se rendre compte ?

— L’an dernier, ajouta Aïcha, j’ai entendu quelqu’un demander à un responsable de notre Ministère de l’Agriculture s’il ne valait pas mieux cultiver des plantes qui consommaient moins d’eau pour éviter des pénuries. Cette personne lui a répondu que l’eau n’était pas un problème dans le pays, car le Ministère de l’Eau allait la fournir. Je n’ai jamais su s’il était sérieux.

Cette remarque fit rire Antoine. Il dit :

— Visiblement chez vous non plus, les politiques ne veulent pas entendre ce que les scientifiques et les techniciens leur disent depuis des années. Pourtant il faut agir pour le climat et vite, avant qu’il ne soit vraiment trop tard. Comment peut-on se faire entendre ? demanda Antoine.

— Je ne peux pas répondre à cette question en général, répondit Aïcha, mais je peux vous donner un exemple : tout ce que je fais pour partager mes connaissances, j’essaye de le faire, lui répondit Aïcha. De mon mieux. 

— Que faites-vous ? lui demanda Antoine, intéressé.

Aïcha lui raconta alors ses visites, une fois par mois, dans le village de ses grands-parents.

— On pourrait dire que je leur raconte des histoires d’eau, en réponse à leurs besoins. Je leur transmets mes connaissances en la matière et nous partageons nos savoir faire. Et pour chaque groupe, j’ai un message différent, adapté : j’écoute d’abord ce qui les tracasse au quotidien, je crée un lien avec leur besoin profond et je les aide à placer leurs problèmes dans le contexte plus large de leur communauté et de la région. Avec les femmes, nous parlons de la qualité de l’eau à la maison pour améliorer la santé de leurs familles ou de gestion de l’eau pour leurs cultures maraichères. Aux enfants, je raconte les aventures de Koo-billa pour les faire rêver et piquer leur curiosité. Et puis surtout, nous agissons ensemble, pour mettre en pratique ces connaissances dans leurs maisons et dans leurs champs. Comme au temps de mon grand-père, les gens copient ce qui leur donne de bons résultats et ils modifient leurs habitudes : cela devient leur nouvelle manière d’être.

Antoine resta silencieux quelques instants, plongé dans ses réflexions, avant de lui répondre :

— En fait, si j’ai bien compris, pour être entendu, ce n’est pas forcément mon message qu’il faudrait changer mais plutôt ma façon de le faire passer. Mais, ici, personne n’écoutera quelqu’un qui leur raconte des histoires ! 

— Je ne sais pas ce que les gens vont écouter ici, dit Aïcha. Mais, j’ai surtout observé que vous étiez exaspéré et chagriné car vous pensiez que les gens ne vous prenaient pas au sérieux. Peut-être est-ce là un point de départ pour trouver votre réponse ?

A ce moment-là, une collègue d’Aïcha interrompit leur conversation en lui demandant si elles pouvaient parler de la présentation du lendemain, pour en finaliser les détails. Aïcha acquiesça. Antoine la remercia de cet échange et lui dit au revoir.

Aïcha prit congé de lui sur ces mots :

— Merci également de cette conversation. Vous m’avez rappelé qui j’étais, pourquoi j’étais ici et l’importance de Koo-Billa dans ma vie. Je suis venue à cette conférence pour partager mes connaissances. Et comme vous, je suis en colère, alors je vais l’utiliser pour ma présentation de demain. 

Elle était déjà en train de s’éloigner quand elle se retourna vers Antoine. En lui souriant, elle ajouta : 

— Après tout, si prier et danser peuvent vous aider à être entendu, pourquoi pas ? Qu’est-ce qui vous en empêche ? A demain.

En silence, Antoine la regarda s’éloigner avec sa collègue.

— Impressionnant ! lui dit une voix à côté de lui.

— Pardon ? dit Antoine surpris.

— Je dis bravo ! reprit son voisin. Je ne sais pas comment vous avez fait mais cela fait un an que je travaille avec Aïcha et je ne l’ai jamais vu parler aussi longtemps avec quelqu’un, de manière aussi spontanée. D’habitude, elle est plutôt réservée. J‘ai écouté ce qu’elle disait et cela m’a vraiment touché. Je suis vraiment heureux de l’avoir embauchée. Comme elle l’a dit chacun de nous peut faire quelque chose, à sa façon. Qu’est-ce qui nous en empêche ?

Et sans attendre une réponse d’Antoine, il le salua et s’éloigna avec le reste du groupe.

Antoine resta seul. Il les regarda partir, sans bouger. Petit à petit, un sourire de forma sur ses lèvres. Il était venu à cette conférence un peu à contrecœur, pour parler des problèmes d’eau dans la région, pour faire changer les habitudes de ses concitoyens et il pensait que tout ce qu’il avait réussi à faire, avait été de se mettre en fureur, ce qui, pensait-il, avait été parfaitement contre-productif. Ce n’était vraiment pas comme cela qu’il fallait s’y prendre. Mais, à y bien réfléchir et c’est pour cela qu’il souriait, il était vraiment content d’être venu.

Il devait reconnaître, qu’après avoir parlé avec Aïcha, il se sentait bien. D’ailleurs, il ne s’était pas senti aussi bien depuis des mois. Il avait le sentiment que quelqu’un l’avait écouté et entendu. Il réalisa alors qu’Aïcha en lui parlant d’eau avait surtout trouvé les mots justes, pour l’aider à comprendre sa colère. Bien sûr, son irritation n’avait pas disparu comme par la magie de Koo-billa, la goutte d’eau. Sa frustration aussi était toujours là, mais il venait que comprendre qu’il pouvait les utiliser, de manière positive. C’était dans sa tête. A lui de jouer ! Et surtout, il n’était pas seul à vouloir changer les choses : Aïcha faisait cela tous les jours, comme des tas de gens célèbres ou moins célèbres. L’impossible était possible : il l’avait juste oublié !

Aïcha lui avait rappelé que toute chose qui vaut la peine d'être faite, vaut la peine d'être faite. Mais elle l’avait laissé avec plein de questions sans réponse. Comment allait-il donner une forme positive à son irritation et à sa frustration ? Quel message faire passer ? Quelle forme de communication utiliser pour se faire entendre ? Comment le faire ? Pour se rappeler régulièrement qui il était et ce qu’il voulait réaliser, devait-il faire comme le grand-père d’Aïcha et se trouver un proverbe de prédilection ?

En quittant la conférence, Antoine se demanda aussi où trouver la patience d’attendre le lendemain, pour revoir Aïcha et continuer sa conversation avec elle. Le sourire toujours aux lèvres, il se demanda s’il devait prier pour cela. Mais il avait oublié comment faire. Seule sa grand-mère pourrait l’y aider. D’un seul coup, l’idée lui vint que, pour faire passer son message, comme il était bon danseur, il pourrait lancer un mouvement « danser pour l’eau ». Pourquoi pas ? Le slogan était bon et la danse une activité universelle. La première chose à faire était d’inviter Aïcha à danser avec lui, dès le lendemain et de préférence pour un certain temps ! Et pour le mouvement, tant pis, si certains le prenaient pour un guignol, c’était leur problème, pas le sien.

 

FIN

La DREAL est la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement

Nouvelle primée au concours de nouvelles des Editions Passiflore, en 2020. Publiée dans le recueil de nouvelles dans une goutte de mots. La nouvelle, sur le thème de l’eau, devait obligatoirement commencer par les mots :

Longtemps ils ont fait un usage immodéré de l’eau, dit Antoine. Et aujourd’hui les sources sont taries, les rivières asséchées. Les nuages ne veulent plus lâcher leurs pluies. Pourtant, nous les avions bien prévenus. Mais ils ne voulaient rien entendre. Faut-il maintenant s’en remettre aux prières et aux danses pour implorer le ciel ?

Elle devait comporter 3000 mots au maximum. Nouvelle écrite en mai 2020 et primée en octobre 2020. Elle a publiée dans un recueil de nouvelles des Editions Passiflore en novembre 2020.

voir : Goutte de mots 2020

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Lucie Bidaou