Lucie Bidaou

Le jour venait de se lever. Il ouvrit les yeux et vit le beau visage de sa femme Lucie qui dormait paisiblement, la tête posée sur l’oreiller, dans le lit, à côté de lui. Comme tous les matins, il se demanda pourquoi il l’aimait autant. Et pourquoi, parfois, il la haïssait autant. 

Le souvenir de la dispute de la veille lui revint à l’esprit. Il ne savait même plus comment cela avait commencé mais une petite voix, dans sa tête, disait que c’était sa faute à elle. Mais était-ce bien vrai ? Quand elle dormait, elle avait quelque chose d’un ange, ou plutôt non, d’une madone. Ses longs cheveux noirs encadraient délicatement son visage régulier, à la peau mate et laissaient apparaitre le lobe de son oreille gauche. Elle portait les boucles d’oreille qu’il lui avait offertes, deux ans plus tôt, souvenir de leur rencontre. 

Un peu de transpiration était visible au-dessus de sa lèvre supérieure. Il eut envie de la toucher pour en sentir la douceur. Il tendit la main, mais se retint au dernier moment. Il ne voulait pas la réveiller. Elle avait fait une garde de nuit qui avait dû être éprouvante, comme d’habitude. Il approcha un peu son visage pour sentir son parfum et les yeux clos, la respira profondément. Cela le rassurait toujours. Il rouvrit les yeux. Il l’aimait tellement. Il savait qu’il ne pouvait pas vivre sans elle.

Sous ces paupières closes, il ne pouvait malheureusement pas voir le vert profond de ses yeux magnifiques. Et soudain, il repensa au regard noir et glacial qu’elle lui avait jeté la veille au soir, avant de partir travailler et il se sentit très mal à l’aise. Même dans leurs pires moments, elle ne l’avait jamais regardé comme cela. Il avait ressenti dans ce regard comme de la haine pure. Ce moment de réveil qui aurait pu être magique, devint très désagréable. Il décida alors de se lever sans bruit et de partir à son travail avant qu’elle ne se réveille. 

Quand il rentra chez lui, en fin de journée, il n’était pas de bonne humeur. Il revenait plus tôt que prévu et cela surprendrait certainement Lucie. Mais depuis un jour ou deux, il se sentait fatigué et courbaturé. Il avait aussi des accès de sueur. Elle l’avait rassuré en disant que cela devait être une petite grippe sans gravité et que cela passerait tout seul. En tout cas, cela n’était pas les symptômes du Coronavirus. Elle le savait bien puisqu’elle était aide-soignante. 

Cette période de confinement lui avait tapé sur les nerfs. Il avait eu la chance de pouvoir continuer à se rendre à ses bureaux qui se trouvaient à proximité, deux pâtés de maison plus loin. Les quelques employés de sa petite société informatique étaient en télétravail. Cela ne lui rendait pas les choses faciles car il aimait bien être en contact étroit avec eux, mais paradoxalement pas par vidéo-conférence. Heureusement, depuis deux jours, le confinement était terminé. Ses employés allaient pouvoir revenir. 

Aujourd’hui, il avait eu un sérieux problème technique avec un client qu’ils n’avaient pas encore résolu. Et il ne pouvait pas contrôler si ses employés faisaient vraiment de leur mieux pour en trouver la cause et proposer une solution. Cela le contrariait beaucoup.

Pendant deux mois, il avait justifié son déplacement journalier au bureau, en prétextant une nécessité de permanence dans les locaux, mais en fait, il aurait aussi bien pu rester travailler chez lui. C’était l’avantage actuel des entreprises fondées sur le digital. L’autre étant qu’il avait pu gagner suffisamment d’argent pour acheter le duplex dans lequel ils vivaient depuis un an. A cause de la proximité, personne n’avait jamais contrôlé ses déplacements, lui donnant une certaine liberté dont il profitait. Cette pensée aurait pu lui faire plaisir, s’il n’avait eu, à ce moment-là, une association d’idées avec son père qui avait menti pendant des années à sa famille, au sujet de ses déplacements.

Ce dernier avait caché sa situation de chômeur à sa famille. Il faisait de temps en temps, des petits boulots à gauche ou à droite, mais le plus souvent rien. Et lorsqu’il rentrait à la maison, après que sa sœur et lui étaient couchés, il frappait leur mère, comme si elle était responsable de la situation. Il avait grandi dans cette ambiance et il avait vite compris qu’il valait mieux ne pas se trouver entre ses parents lorsque son père avait trop bu, en rentrant chez lui. Il disait que c’était normal qu’un homme batte sa femme : il était le chef de famille. Par la suite, il avait entendu des spécialistes dire que c’était la seule façon que son père connaissait pour garder le contrôle de sa vie. 

Cette association d’idée était-elle un effet de l’alcool qu’il avait bu avant de partir du bureau ? Depuis quelques semaines, comme il y était tout seul, il s’était mis à boire, en participant à des apéritifs vidéo avec des copains, même s’il savait que c’était une mauvaise idée. Le déconfinement avait mis fin à ces apéritifs mais en l’absence de ses employés, il avait quand même bu, tout seul. 

Quand il ouvrit la porte d’entrée du duplex, accompagné de ses souvenirs désagréables, une bonne odeur de cuisine flottait dans l’air et l’accueillit. C’était quelque chose qu’il ne pouvait pas reprocher à Lucie : elle était une excellente cuisinière et lui faisait des petits plats bien mijotés pour lui faire plaisir. Et puis, elle n’était pas bonne qu’à cela, se dit-il avec un petit sourire. Quand elle cuisinait, elle en faisait toujours une grande marmite et mettait des barquettes au congélateur, pour les jours où elle ne mangeait pas avec lui, quand elle était de garde à l’hôpital, comme en ce moment. Elle collait toujours des étiquettes sur les boites, avec des noms bizarres comme « délices célestes », « désir inavouable » ou « merveilleux voyage ». Il ne savait jamais ce qu’il mangeait mais il n’était jamais déçu. Ces derniers jours, à cause des gardes de Lucie, il avait dégusté ses barquettes, seul devant la télé, en buvant une bière. 

Il enleva son manteau et le posa sur la rambarde de l’escalier. Il entendit de la musique à l’étage et Lucie chanter. Il se rappela qu’elle n’était pas de garde et qu’elle avait prévu d’aller voir Eva, sa sœur ainée. A peine déconfinée, elle allait voir sa sœur ! Cela le contraria profondément. La veille, Eva avait été le sujet de leur dispute. Il n’aimait pas cette fille. Elle le lui rendait bien d’ailleurs. C’était une bêcheuse, qui savait toujours tout mieux que tout le monde. Il avait interdit qu’elle vienne chez eux.

Il n’aimait pas non plus que Lucie sorte sans lui et encore moins avec sa sœur ou d’autres filles qu’elle rencontrait régulièrement. Il les avait déjà vues plusieurs fois, dans un petit restaurant du coin, avoir du bon temps et rire ensemble. Lucie semblait plus heureuse avec elles qu’avec lui. Il ne savait pas ce qu’elle leur trouvait et il se fâchait quand elle disait qu’il était jaloux.

Après leurs dernières vacances d’été, dans les Landes, il avait perçu un changement dans le comportement chez Lucie. Il l’avait suivie plusieurs fois pour être sûr qu’elle ne rencontrait pas un autre homme, mais à chaque fois, il n’avait rien vu de suspect. Juste sa sœur et ses copines. Depuis quelques mois, Lucie lui avait laissé entendre qu’elle pourrait le quitter, s‘il ne changeait pas son comportement. Elle lui racontait aussi ce qu’elle aimerait faire, et il ajoutait pour lui-même, lorsqu’il ne serait plus là pour l’en empêcher. Cela le rendait furieux, mais il arrivait à se contrôler, parfois à jouer l’indifférence. Il se disait qu’elle le faisait exprès pour le provoquer et tester son attachement. Et puis, sa sœur et ses amies la montaient contre lui. Mais, il était hors de question qu’elle le quitte. Jamais de la vie.

Un soir, il l’avait vue parler avec Eva et une femme plus âgée. Il les avait observées depuis l’autre côté de la rue, se cachant dans l’encoignure d’une porte cochère. Visiblement, c’était une conversation plus sérieuse. Lucie pleurait et faisait non de la tête. Sa sœur essayait de la convaincre de quelque chose, mais il n’avait jamais su de quoi. Mais l’autre femme l’avait vraiment mis mal à l’aise. Avant de partir, elle avait donné une carte de visite à Lucie. Lorsque celle-ci était rentrée à la maison, il avait été tout sucre tout miel pour en savoir plus sur sa soirée, mais elle était restée très vague. Plus tard, il avait fouillé dans son sac et avait trouvé la carte en question. Elle portait le nom de la femme, un numéro de téléphone portable et quatre chiffres : 3919. Sur le moment, il s’était demandé quel genre de service cela pouvait être mais n’avait pas cherché plus loin.

Immobile en bas de l’escalier, en écoutant Lucie chanter sur la musique à l’étage, il se dit qu’elle était heureuse, qu’ils étaient heureux. Son cerveau avait du mal à contrôler ses pensées et ses émotions contradictoires. Il avait besoin du réconfort que Lucie pouvait lui donner et se demanda pourquoi il n’avait pas passé la journée avec elle, au lieu d’aller au travail. Il aurait très bien pu dire qu’il était malade et elle se serait occupée de lui, avec tendresse, comme elle savait si bien le faire avec ses patients à l’hôpital. 

Il monta l’escalier avec un sourire aux lèvres. Depuis le palier, il la vit dans la chambre se regarder dans le miroir. Elle était en train de brosser ses longs cheveux noirs. Ce mouvement régulier avait quelque chose de sensuel. Elle était belle dans cette robe verte moulante, elle souriait et avait l’air si heureuse. Brutalement, il eut terriblement envie d’elle, de sa femme, de lui dire qu’il l’aimait, qu’il voulait un enfant et qu’elle le rendait fou de désir. Sa sœur attendrait.

Sans un mot, en trois enjambées, il entra dans la chambre pour la prendre dans ses bras et se jeter avec elle sur le lit, comme aux premiers jours de leur relation. Lorsque Lucie l’aperçut dans le miroir, son regard se figea, elle se tut, son sourire disparut et elle se retourna d’un seul coup, la main toujours en l’air, tenant la brosse. Dans son regard, il crut lire du mépris et de la haine. Ses beaux yeux verts étaient devenus noirs. Cela lui fit l’effet d’une douche glaciale. C’était tellement différent de ce qu’il attendait.

Il se sentit menacé par ce regard et cette main en l’air. Il n’y eut aucun mot échangé. Toutes les belles phrases qu’il voulait prononcer s’étaient envolées, avaient quitté son cerveau. Les syllabes y étaient encore mais ne formaient plus de mots. D’un seul coup, il eut le sentiment de perdre le contrôle de la situation. Alors il fit ce qu’il faisait dans ces cas-là, pour se retrouver, la retrouver. Son bras droit se leva automatiquement. Il vit dans ses yeux qu’elle avait compris qu’il allait la frapper. Elle leva l’autre main,  celle qui ne tenait pas la brosse, pour protéger son visage, mais trop tard. Il lui donna deux gifles brutales. Il l’attira violement vers lui pour l’embrasser. De toutes ses forces, elle le repoussa et tenta de quitter la chambre. Elle n’avait jamais fait cela avant. C’était inacceptable. 

Il lui arracha la brosse des mains et la prit par les cheveux pour la tirer vers lui. Elle hurla qu’il lui faisait mal. Sa bouche était complétement sèche puis d’un seul coup, pleine de salive. Il attrapa le beau visage de Lucie entre ses mains et lui cracha dessus. Puis il la gifla à nouveau et la poussa violement. Elle en perdit l’équilibre. En tombant, sa tête heurta le chambranle de la porte et elle se retrouva à genoux sur le palier. 

Il eut l’impression que sa propre tête se vidait de son sang. La sensation de vide descendit dans son corps, transperça son diaphragme et arriva dans l'estomac. Un silence immense s'installa dans son cerveau et un abime se creusa dans son ventre. Et puis d’un seul coup, une vague terrible prit naissance dans ce puits sans fond, jaillit, remonta et submergea tout. Son sang reflua vers ses mains comme pour s'y accumuler. Ses poings se serrèrent comme pour l'en chasser. Son pied gauche fut pris de tremblements. Sa cuisse droite aussi. Ses muscles se contractèrent de façon désordonnée.

En deux grandes enjambées, il l’avait rejointe sur le palier et l’attrapa à nouveau par les cheveux pour la relever. Du sang coulait sur son visage. Elle cria de plus belle. Il la laissa retomber au sol et commença à lui donner des coups de pieds. L’esprit vide, il la frappait dans le ventre, à la poitrine et au visage. Elle essaya de se protéger en se roulant en boule, puis elle attrapa son pied et tira. Il fut déséquilibré et tomba lourdement. Cela le rendit encore plus furieux. Tous les deux au sol, ils échangèrent un regard dont chacun perçu la profondeur, mesurant la distance qui les séparait. Elle eut alors un sourire qu’il jugea triomphant, de quelqu’un qui sait quelque chose que lui ne savait pas et qui s’en réjouit. Pour lui, ce fut comme un point de non-retour. Il se releva et se remit à lui donner des coups de pied, de plus en plus forts. Le cinquième fut tellement violent qu’il la projeta dans l’escalier. Elle dégringola, marche après marche, comme une poupée de chiffons. 

Puis il n’y eut plus qu’un grand silence. Même la musique s’était arrêtée. Il se tenait en haut de l’escalier, retenant son souffle. Le corps de Lucie, face contre terre, gisait immobile, en bas de l’escalier. 

Sa première réflexion fut qu’il ne l’avait jamais vue dans une telle position. Les bras en croix, mais la jambe gauche faisait un angle bizarre avec la hanche. 

A nouveau, il eut l’impression que son propre corps se vidait de son sang. Il se retint à la rambarde de l’escalier. Fermer les yeux, pour ne plus voir. Ne plus rien entendre. Ne plus rien sentir. Son cœur battait tellement vite. Sa respiration s'accéléra encore sous l’effet de la panique. Seul le haut du corps respirait encore. Le ventre s'était déjà arrêté. Puis le sang revint. Il battait dans son cou, dans ses tempes. Il sentait des picotements au bout des doigts. Son sang voulait s'échapper. Il entendit un vrombissement lancinant dans ses oreilles. Et puis il faisait tellement chaud. Tout était rouge. Seules des étoiles blanches passaient devant les yeux, comme des flocons de neige emportés par une bourrasque.

Sa seconde pensée fut de fuir. Il descendit l’escalier en trombe, enjamba le corps inanimé sans le toucher, attrapa son manteau et sortit de l’appartement en courant. Lorsque Lucie gémit, faiblement, il était déjà loin. Il alla se réfugier à son bureau, sans aucune pensée cohérente, sans aucune notion du temps.  

Puis lorsqu’il revint chez lui une heure plus tard, ce fut pour voir une ambulance devant la porte, sur le point de partir. On ne l’autorisa pas à y monter. Il protesta. Sa sœur Eva avait donné l’alarme. Ne voyant pas Lucie arriver à leur rendez-vous et comme elle ne répondait pas au téléphone, elle était venue voir. Elle avait trouvé la porte entrebâillée, l’avait poussée et avait découvert sa sœur en bas de l’escalier, respirant encore.  Elle allait suivre l’ambulance, elle lui téléphonerait et le tiendrait au courant. Le véhicule parti, il rentra chez lui, ferma la porte et s’appuya dessus, les yeux fermés. Il ne voulait pas se souvenir de la dernière phrase d’Eva, que dans son état il valait mieux qu’il aille se coucher. Ni du regard suspicieux des voisins lorsqu’il referma la porte derrière lui.

Lorsqu’il les rouvrit, il vit du sang au pied de l’escalier. Il se dit que la moquette était fichue. Il sortit son manteau et le posa sur la rambarde, comme à son habitude. La bonne odeur qui flottait encore dans l’appartement lui rappela qu’il avait faim. Et surtout soif. Au passage dans le salon, il attrapa la bouteille de whisky à peine entamée. Il se dirigea vers la cuisine et prit un verre. Il en but trois d’affilée. 

Comme tous les soirs, son repas était prêt. Il ne prit même pas une assiette. Il mangea directement à la cuillère, dans la casserole, ce dont elle avait horreur et sans réchauffer quoi que ce soit. A la première bouchée, il avait su que c’était son plat préféré : fricassée de champignons sauvages. Il en avait déjà mangé la veille et l’avant-veille, mais il ne s’en lassait pas. Il prit une deuxième et une troisième cuillerée et comme c’était un peu salé, tendit la main vers la bouteille de vin rouge entamée, restée sur le plan de travail. Il en but une gorgée directement au goulot. Elle avait également horreur de ça.

La tête vide, il mangea et but, régulièrement jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans la casserole, ni dans la bouteille de vin. Les barquettes pour la congélation avec l’étiquette « souvenir inoubliable » étaient prêtes à l’usage, mais ne serviraient à rien ce soir, car il avait tout mangé. Depuis qu’ils étaient revenus de leurs vacances d’été dans les Landes, elle lui faisait souvent de ces fricassées, car elle savait quoi faire pour lui plaire. Elle n’en mangeait jamais. Une vague histoire d’allergie. Il avait adoré ces vacances. Pendant quinze jours, ils n’étaient pas beaucoup sortis du bungalow qu’il avait loué. 

Au début, ils avaient fait un peu de tourisme et découvert les spécialités locales, surtout culinaires. Puis, quand elle avait dit qu’elle aimerait aussi aller à la plage, il avait dit non car il n’aimait pas se mettre au soleil. Mais, il avait fait en sorte de passer beaucoup de temps avec elle, surtout au lit parce que c’est cela qu’il aimait le plus avec elle. Il voulait lui faire un enfant, de toutes ses forces, mais elle n’en voulait pas. Il ne la comprenait pas mais bien sûr, il ne pouvait pas vraiment l’y obliger. Il ne l’avait jamais battu avant. Mais c’est là que cela avait commencé, enfin, il ne l’avait pas frappé tous les jours. Après cela, elle n’avait pas redemandé à aller à la plage. De toutes façons, les lunettes de soleil n’auraient pas suffi à masquer les marques de leurs ébats. C’est aussi depuis ces vacances, qu’il l’appelait mon Bidaou et lui disait qu’elle était sa drogue. Il savait qu’elle avait horreur de ce petit nom, mais il aimait bien la taquiner.

Après avoir fini de manger, il se sentit un peu lourd et la tête lui tournait. Avec la bouteille de whisky à moitié vide à la main, il se dirigea en titubant vers le canapé du salon où il se laissa tomber. Il ne réussit même pas à allumer la télévision, la télécommande lui résistait. De toutes façons, il n’y avait pas de match de foot à regarder, uniquement du virus en boucle. Il ferma les yeux. Il entendit au loin, son téléphone portable qui sonnait. Il était resté dans la poche de son manteau. Il voulut se lever pour aller répondre mais n’y arriva pas. 

A voix haute, il appela Lucie et lui demanda, d’une voix pâteuse, de lui donner son téléphone. La tête lui tournait toujours. Il eut l’impression qu’elle le regardait en riant depuis la porte de la cuisine. Elle portait un grand chapeau en forme de champignon et elle l’appelait tendrement « mon Bidaou ». Une partie de son cerveau lui dit que c’était une hallucination. Ce n’était pas possible puisqu’elle était Bidaou et qu’elle n’était pas là ce soir. Il but une gorgée de whisky et ferma les yeux.

Dans la demi-heure qui suivit, le téléphone sonna à intervalles réguliers. A chaque fois, il ouvrait les yeux, essayait de se lever sans succès, appelait Lucie, buvait une gorgée de whisky, puis refermait les yeux. Finalement le téléphone se tut. Et lui aussi.

Dans le silence de l’appartement, sa dernière pensée fut pour Lucie : il ne pouvait pas vivre sans elle. Jamais il n’avait pensé qu’elle puisse vouloir vivre sans lui, ni d’ailleurs qu’elle avait bien compris qu’il préférerait la voir morte plutôt que de lui rendre sa liberté. 

Plus tard, comme il ne répondait pas au téléphone, Eva passa à l’appartement pour lui donner des nouvelles mais trouva la porte close. Eva pensa qu’il avait suivi son conseil et dormait. A l’hôpital, Lucie, dans le coma, luttait entre la vie et la mort. Le pronostic vital était engagé. 

Le lendemain, toujours sans réponse à ses coups de téléphone, Eva se décida de donner l’alerte. Dans la nuit, Lucie était décédée des suites de ses blessures. Lorsque les secours trouvèrent le corps inanimé dans l’appartement, ils ne savaient pas de quoi il était mort.  Mais à la vue de la situation dans le salon, ils pensèrent immédiatement à un coma éthylique. Compte-tenu des circonstances, on n’alla pas chercher beaucoup plus loin. Et personne ne soupçonna jamais un abus de Bidaou, dans tous les sens du terme.

FIN

Bidaou: nom donné en gascon, au champignon tricholoma équestre

Nouvelle écrite en avril 2020, pour le concours de nouvelles George Sand 2020. Elle a été publiée dans le recueil collectif: Quelquefois si seules. (voir en catégorie livres)

 

 

 

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