Un faux bourdon ne fait pas le printemps

Il faut réapprendre à exister différemment dans le monde.

Bruno Latour[1] 

Une gouttelette avait glissé sur la corolle de la digitale pourpre. Cette petite perle d’eau allécha un bourdon de passage. La pupille avisée de la femme avait déjà repéré l’insecte qui tardait à se poser. Mais est-ce vraiment un insecte ?

 Quelle drôle de question se posait-elle là ? Il est vrai que cela n’était pas si étrange car le monde avait bien changé depuis sa jeunesse. Allez bon, cela aussi c’était une drôle de réflexion !  Depuis quand pensait-elle comme cela ? Elle n’était pourtant pas si vieille !

 Elle était assise dans l’herbe, d’un beau vert printanier comme on dit, à l’orée d’un petit bois et pouvait distinguer un joli ruisseau gargouillant dont elle savait qu’il finissait par se jeter dans leur lac glaciaire en contre-bas. Elle entendait l’eau bruire à proximité et pouvait imaginer son flux continu, se frayant un chemin entre les rochers humides, remplissant les vasques et jaillissant brusquement, éclaboussant les linaigrettes cotonneuses avoisinantes et rebondissant à l’entour en mille gouttes d’eau étincelantes, sans cesse. Plus loin, formant l’horizon, on distinguait une barre rocheuse, dans différentes teintes de gris et de beige, impressionnante de hauteur, dont la couverture neigeuse avait disparu depuis longtemps. Le soleil était haut dans le ciel et il faisait chaud, même si l’on n’était encore qu’au printemps. Elle pouvait sentir cette odeur si agréable d’herbe fraichement coupée. C’était la saison des foins, comme on l’appelait. Elle la respira profondément et de la sorte, fit remonter ses souvenirs d’enfance.

Plongée dans ses réflexions, elle ne remarqua pas l’arrivée discrète, sur la pointe des pieds, d’un enfant d’une douzaine d’années qui s’approcha d’elle, par derrière et lui posa, vivement mais en douceur, les mains sur les yeux. A ce contact joueur, elle reconnut immédiatement Tom, car il était le seul gamin de la colonie participant à ce camp, qui lui faisait cette blague tous les jours, avec un plaisir toujours renouvelé.

— Regarde sur la gauche, Tom, dit-elle doucement. Il y a un bourdon qui butine une digitale pourpre. Tu le vois ? Il est en train de la polliniser sans le savoir.

— Où ça ? répondit-il avec une pointe d’excitation dans la voix. M’dame Sylvie, je ne le vois pas !  C’est un vrai ou un faux bourdon ?

— Je ne sais pas, dit-elle en riant, tu m’as empêché de l’observer. Tu lui auras sans doute fait peur.

 Le jeune garçon lui rendit la vue et se laissa tomber dans l’herbe à côté d’elle. Il commença à retirer ses bottes, une merveille de technologie dernier cri, ce dont il n’avait même pas conscience. Tout le monde appelait cela des nano boots, sans plus savoir exactement pourquoi. Au début, leurs chaussures avaient été faites de fibres d’ananas et enduites de gel de Guanidine, puis, petit à petit, la technologie avait évolué, suite aux difficultés d’approvisionnement en matières premières.

— J’ai fini en premier mes travaux pratiques dans le bois, dit Tom, avec une pointe de fierté dans la voix. M’sieur Éric a dit que j’avais gagné le droit de mettre mes pieds dans le ruisseau ! Les autres n’ont pas fini de bricoler !

— Bravo ! Et bien profites-en bien, car ce n’est pas tous les jours que l’on peut le faire. Aujourd’hui le ruisseau coule. L’eau a été traitée, mais il vaut mieux ne pas la boire, tu le sais.

 Tom s’éloigna en sautant d’un pied sur l’autre dans l’herbe du pré, récemment fauché, bondissant au-dessus des rochers abandonnés çà et là par le ruisseau, au hasard de crues qui ne se produisaient plus, depuis bien longtemps.

 En le voyant jouer de cette manière, Sylvie se rappela sa jeunesse. Elle avait fait la même chose, au même endroit, quarante ans auparavant, à une époque où l’on ne parlait pas encore d’elle, comme d’une enfant de la génération Gretha !  Elle y était juste en vacances, avec ses parents et son frère. D’ailleurs, on ne parlait pas non plus de colonies ni de camps d’adaptation.

 Le bourdon était revenu, se posa un instant sur la digitale pourpre, puis repartit comme il était venu, vers d’autres corolles, dans la direction du ruisseau. Sylvie n’eut pas le temps de l’observer. On entendait au loin un groupe d’enfants qui se rapprochait à grand bruit, venant du bois. Lorsqu’ils en émergèrent, Tom était déjà assis sur un gros rocher et battait des pieds dans l’eau, essayant de faire le plus d’éclaboussures possible. A sa vue, les enfants s’arrêtèrent interdits.

— Waouh ! Il a bien de la chance, dit Art avec un peu d’envie dans la voix. J’aurais bien aimé finir en premier et gagner aussi le droit de mettre les pieds dans l’eau.

— Il l’a bien mérité, répondit Val. Sans lui, nous n’aurions pas réussi à finir la hutte si vite. Son système d’attache des planches, était vraiment une bonne idée.

— C’est bien vrai ! ajoutèrent en cœur Mo et Yun, les plus jeunes du groupe.

En souriant, Sylvie regarda Éric, qui avait accompagné et supervisé ces enfants durant cette activité pratique dans le bois. Dans un mouvement bien synchronisé, tous les membres du groupe se laissèrent tomber dans l’herbe. Ils avaient faim et soif et le gouter que Sylvie leur distribua fut accueilli avec joie. Le but de ces travaux pratiques comme on les appelait, n’était pas vraiment d’apprendre à construire une hutte ou d’allumer un feu de camp sans allumette ou de bâtir un récupérateur d’eau de pluie, même si cela pouvait être utile. Le but véritable de ces activités était de créer, pendant leur réalisation, des interactions, de développer les relations sociales entre les enfants, de leur apprendre à interagir entre êtres vivants dont les actions et émotions n’étaient pas toujours prévisibles.

— Ils ont raison, dit Eric en aparté à Sylvie. C’était vraiment une bonne idée de la part de Tom. Il dit qu’il a vu cela dans un tuto pour le groupe des 13-15 ans, hier soir, au foyer. C’est une technique assez compliquée à maitriser, et j’étais surpris qu’il y arrive si vite et surtout si bien.

— Peut-être devrait-on revoir le contenu des programmes, répondit Sylvie. Les enfants s’adaptent de mieux en mieux et de plus en plus vite, tu ne trouves pas ? En fait, peut-être que les camps d’adaptation ne sont plus vraiment nécessaires. Le programme d’éducation intégrale marche bien.

— C’est vrai, il faudra en parler lors de la prochaine réunion pédagogique. Ceci dit, Tom est quand même un garçon exceptionnel, répondit Éric.

— Il ne fait pas pour rien partie de ma famille génétique, ajouta Sylvie, moqueuse.

— Tom ! Tom ! cria Cis. Viens goûter avec nous !

Les pieds dans l’eau, Tom releva la tête en entendant cet appel et aperçut le groupe. Cette image fut suffisante pour le décider à revenir vers eux. Quittant le ruisseau, il se mit à courir en écartant les bras, comme pour faire l’avion. Éric s’étonnait toujours que les enfants le fassent encore car il y avait bien longtemps qu’il n’y avait plus d’avions dans le ciel ! Tom avait dû voir cela sur des images d’archives ou dans un cours d’histoire appliquée.

— M’dame Sylvie ! S’il vous plait, dit Tom en arrivant près d’eux, est-ce que tout le monde peut avoir le droit de mettre les pieds dans l’eau aujourd’hui ?

— Tom, c’est gentil de ta part, commença Éric, mais …

— Mais, M’sieur Éric, ce n’est pas juste s’il n’y a que moi qui y a droit ! On est un groupe uni, alors on partage tout.

Éric et Sylvie se regardèrent, un peu surpris de cette demande inattendue.

— Allez quoi ! dites oui ! ajouta Tom, en penchant la tête sur le côté.

Ce gamin était non seulement très intelligent mais aussi très social, pensa Éric.

— Le reste de la semaine, poursuivit Tom, on ne pourra plus le faire car le ruisseau ne coule que quatre jours par mois. Après, ce sera la fin de ce camp et de toutes façons, il n’y aura plus assez d’eau pour l’alimenter. Et après ce sera le confinement d’été à cause des orages et après, ….

— Ok, Ok, Ok ! dit Éric en riant. Je me rends ! Tu as gagné !

Les enfants poussèrent en cœur un hurlement de joie. Val et Cis se jetèrent au cou de Tom pour le remercier. C’était le plus beau cadeau que l’on pouvait leur faire.

— Mais laissez vos nano boots ici, dit Éric. Et surtout, surtout ne mouillez pas vos orgalopettes !

— Mais pourquoi ? demanda Yun, toujours curieuse de tout.

— Une orgalopette, répondit Eric, peut se ravauder toute seule, spontanément, en un clin d’œil, c’est l’avantage des tissus à croissance organique.  Mais détrempée, une salopette organique se met à croître de manière anarchique, incontrôlée et incontrôlable. Elle peut doubler de taille en deux temps trois mouvements !

 Yun ouvrit de grands yeux ronds et resta sans voix. Cela fit rire les autres enfants.

Une fois déchaussés, ils partirent en courant vers le ruisseau, toujours en groupe. Tom s’arrêta, se retourna vers ses deux mentors et leur dit :

— Vous aussi, Mme Sylvie et M’sieur Éric ! Il faut venir dans l’eau avec nous ! Vous pouvez pas savoir comme bon !

 Puis, il repartit en courant, rejoindre les autres enfants.

Sylvie et Éric se regardèrent en soupirant. Comment pouvaient-ils expliquer à cet enfant enthousiaste qu’ils étaient nés à une époque où l’on pouvait encore mettre les pieds dans l’eau d’un ruisseau, quand on voulait, car il coulait en permanence, sans contrôle humain ? Ils rejoignirent les enfants qui pataugeaient joyeusement dans le ruisseau, insouciants, s’éclaboussant de cette eau qui était devenue si rare. Éric et Sylvie y retrouvaient leurs beaux souvenirs d’enfance. Tom, Val, Cis, Art, Mo, Yun et les autres y créaient les leurs.

Les changements climatiques avaient eu des conséquences terribles sur la planète et de nombreuses colonies avaient vu le jour, accueillant les survivants des catastrophes naturelles de l’Époque d’Avant. Certaines hautement technologiques n’avaient pas résisté au fil des années, car elles ne s’étaient intéressées qu’à la maitrise et au contrôle des objets et des humains. D’autres, davantage fondées sur une conscience des interactions entre êtres vivants et de l’importance de leur coopération avaient eu plus de succès. Leur propre colonie était un mélange des deux. Ils avaient parfaitement conscience d’avoir eu beaucoup de chance, celle d’être nés dans un environnement qui était resté relativement clément. Et leurs communautés avaient fait des choix judicieux.

Mais c’était un apprentissage permanent des adultes et des enfants et surtout une recherche constante d’un équilibre social et environnemental dans la colonie.  Ce camp auquel les enfants prenaient part, était une façon d’apprendre à vivre et à survivre dans un monde où l’être humain devait s’adapter à son nouvel environnement. Dans certaines colonies, comme la leur, une partie de la nature n’était plus vraiment naturelle. Il y avait encore tellement de travail pour la restaurer.

Pour économiser l’eau, l’écoulement du ruisseau était entièrement contrôlé, fonction des besoins des plantes environnantes. On ne pouvait plus compter sur les pluies. C’était une des rares choses que les techniques humaines n’arrivaient plus vraiment à anticiper car les précipitations étaient devenues complètement aléatoires et tellement violentes. Et on vivait dans un monde où il ne restait pratiquement plus de satellites météo opérationnels. Se protéger des pluies était une lutte quasi journalière.

Soudain, un des garçons, perché sur un rocher fit un faux mouvement, glissa et tomba à la renverse dans une des vasques d’eau plus profonde. On entendit un cri de surprise et sa tête disparut sous l’eau. Sans se poser de question, Cis enleva son orgalopette et se laissa glisser dans l’eau pour l’aider et six mains enfantines se tendirent pour les sortir de l’eau. On les repêcha et on débarrassa Mo tant bien que mal, de son vêtement qui effectivement avait doublé de taille et l’alourdissait considérablement.

Il ne s’était pas blessé, juste quelques écorchures. Il y avait eu plus de peur que de mal. Quand on leur disait qu’être dehors c’était prendre conscience de ses limites ! Et que cette expérimentation concrète en groupe leur permettait de développer des valeurs de coopération et d’entraide ! C’était exactement ce qui venait de se passer.

 Mais Mo était bien mouillé et surtout sans vêtement. Même s’il faisait relativement chaud, il fallait sécher l’enfant rapidement et le rhabiller. Là encore spontanément, tous les enfants déchirèrent un morceau de leur orgalopette, ce qui permit rapidement d’en reconstituer une bien sèche pour Mo. Sylvie était toujours impressionnée par cette croissance organique des tissus. Dans ces moments-là, elle pensait à sa grand-mère qu’elle avait vu ravauder patiemment les vêtements de son mari, avec un fil et une aiguille.

Le soleil commençant à baisser sur l’horizon des montagnes environnantes, Sylvie et Éric décidèrent qu’il était temps de rentrer pour retrouver les autres groupes. Assis dans l’herbe pour remettre leurs nano boots, les enfants jacassaient, partageaient leurs expériences physiques, leurs ressentis, leurs émotions et leurs connaissances. La tâche principale de Sylvie et d’Éric était de faciliter ces échanges, faisant en sorte que tous les enfants puissent le faire sans barrière, ni interdit. Partir de leurs observations permettait aux enfants de comprendre leurs interactions et de s’adapter. La chute accidentelle de Mo et la vue de l’orgalopette qui doublait de taille allaient occuper leurs conversations pendant toute la descente vers le lac et leur colonie et certainement toute la soirée. Même la vue des magnifiques iris des montagnes le long du sentier n’allait pas les en empêcher.

Après leur départ, à la lisière du bois, un bourdon s’approcha à nouveau de la digitale pourpre. Personne n’était là pour le voir. Mais finalement, c’était aussi bien. Car s’ils l’avaient observé de près, ils se seraient aperçus que ce bourdon là, à l’instar du précédent n’était pas un vrai bourdon. C’était juste un des nombreux nano drones-pollinisateurs que l’on pouvait voir à l’œuvre dans la montagne. La nature n’avait pas encore repris tous ses droits.

 —— FIN ——

[1] Interview de Bruno Latour philosophe – (France Culture 26 janvier 2021) https://www.youtube.com/watch?v=BqM-sk_ZLeU

Précédent
Précédent

Doña Quichotte et le parc éolien en mer

Suivant
Suivant

Une nuit au musée