La grande réinitialisation

  En fin de compte, on s’est bien débrouillé, déclara Johanna.

 — Certainement, répondit Brahim. Mais sans toi, Yun et toute l’équipe, nous n'aurions jamais réussi ! Nous sommes en 2024, et demain, le 28 février, cela fera trois ans que nous travaillerons ensemble !

— Et ce sera vraiment super d'avoir un jour de congé supplémentaire, dit Yun avec une soupir de satisfaction. Mais je me demande vraiment comment les gens vont réagir.

Yun était la plus pragmatique du groupe de recherche. C'est elle qui avait lancé le programme «Hug»  en 2020, qui avait été traduit en français par « Câlin » . Lors de la première vague de la pandémie COVID-19 en 2020, la plupart des pays de la planète, à commencer par la Chine, avaient décidé que la meilleure façon de lutter contre la propagation du virus était de confiner les gens chez eux. Pendant des mois, les écoles avaient été fermées et les gens obligés de télétravailler autant que possible. La distanciation sociale[1] ou plutôt physique devrait-on dire, devait devenir la norme.

 Depuis, le virus avait coûté la vie directement ou indirectement à des millions de personnes dans le monde, partout, affectant les riches et les pauvres, les femmes et les hommes, les jeunes et les moins jeunes. Cependant, le tribut le plus important avait été payé par les personnes âgées, celles affaiblies par les comorbidités et/ou vivant dans des pays où le système de santé avait montré de grosses insuffisances. Quelques mois plus tard, c'est un virus mutant qui avait déclenché l'émergence du mouvement « Câlin » à grande échelle. Sans avoir une explication claire, la nouvelle infection avait fait proportionnellement beaucoup plus de victimes parmi les jeunes générations que la pandémie précédente. Certains jeunes, qui s'étaient moqués de cette obligation d’éloignement social en 2020, étaient reconnaissants que ces mesures soient appliquées l'année suivante pour les protéger, eux aussi.

Lors de la pandémie de 2020, on avait constaté que les individus avaient du mal à se tenir à distance les uns des autres car le besoin de contact physique avec leurs proches s’était révélé pour l’être humain beaucoup plus important que l’on pensait, à la fois pour son bien-être mental et pour limiter le sentiment d'isolement. Pour relever ce défi de distanciation, pendant trois ans, Johanna, Yun, Brahim et leur équipe avaient travaillé sans relâche pour changer les habitudes de leurs semblables, grâce au programme mondial «Câlin». Ils leur avaient appris comment garder des contacts physiques tout en préservant leur bien-être imposée par la distanciation sociale.

Les habitants des villes, et cela représentait plus de 55% de la population mondiale, étaient tellement habitués aux transports en commun surpeuplés aux heures de pointe, qu'ils avaient fini par faire taire leurs signaux corporels qui pendant des centaines d’années les avaient alertés lorsqu'ils s'approchaient trop du danger. Dans ces moments de surpeuplement forcé, les voyageurs faisaient preuve d’isolement mental. C’est à dire que les autres voyageurs autour d'eux n'existaient plus : ils ne les voyaient plus, ne les entendaient ni ne les sentaient plus. Ils préféraient nier la présence des autres, car reconnaître cette trop grande proximité créait un malaise physique. Les individus avaient perdu cette notion de distanciation intime, privée et sociale, telle que définie dans le champ d'étude de la proxémie, qui devait s’avérer cruciale pour éviter la propagation d'un virus. Au cours des siècles, les pandémies successives avaient vu les virus passer facilement d'un individu à l'autre. Que la personne qui le porte décède ou non importait peu, car c’est le taux d’infection qui compte pour la survie d’un virus. Les virus prospèrent dans les foules, lorsque les individus sont trop proches les uns des autres.

L’idée de base de « Câlin » était simple et on se demandait toujours pourquoi personne n’y avait pensé plus tôt. Johanna avait utilisé la technologie des capteurs de proximité des voitures, en plein développement et l’avait appliquée aux êtres humains. Un tel capteur, que chaque individu portait en permanence, émettait un signal sonore dès qu'un autre individu pénétrait dans sa sphère de distance personnelle, fixé à 1 ou 1,5 mètre suivant les pays. De manière pratique, la distance sociale était définie comme la distance entre deux individus debout face à face, les bras étirés horizontalement sans se toucher. Mais comme personne ne se promène dans la rue avec les bras tendus en avant, comme pour se jeter dans les bras de quelqu’un d’autre, le capteur était très utile pour réapprendre les distances. Les travaux de Johanna avaient permis de développer un capteur adapté à l’être humain et lui avait redonné la notion de distance sociale. Visiblement les êtres humains avaient eu besoin d'un capteur pour restaurer leur bon sens !

Le modèle de base ressemblait un peu à une lampe de mineur. Il indiquait simplement la distance sociale obligatoire et émettaient un bip lorsque vous étiez trop près. Partout dans le monde, il a été mis à la disposition gratuitement. Par leur simplicité, dès le début, les capteurs physiques avaient d’ailleurs fonctionné beaucoup mieux que les applications sur téléphone portable. En Europe, pour protéger la vie privée des individus, toute connexion de ce capteur de base gratuit à internet avait été impossible et interdite.

Bien sûr, des modèles plus sophistiqués existaient et de nombreux exemplaires avaient été mis sur le marché : certains se présentaient sous forme de pendentif ou de montre, certains étaient intégrés à des vêtements tels que des chapeaux, des bandanas ou des voiles. Certaines personnes avaient même installé le capteur sous leur peau. Les jeunes avaient rapidement adopté ces capteurs qui dans certains cas avaient même été intégré à des jeux, favorisant leur popularité. Peu à peu, les individus avaient redécouvert la notion de distance sociale dans les espaces publics.

Ces dernières années, la lutte contre la pandémie avait également conduit à des modifications des transports publics et au développement, à grande échelle, du télétravail et de l'enseignement en ligne. La conséquence directe en avait été que de nombreuses personnes avaient pu quitter les villes surpeuplées. En même temps, un revenu universel de base avait été instauré comme solution pour relancer les économies. Cependant, l'interdiction pure et simple de tout contact physique était impossible et n'était pas souhaitable, pouvant même devenir contre-productive dans la lutte contre les virus. Compte tenu de la quantité de virus existants, il fallait quand même maintenir un certain niveau d'infection pour continuer à développer des anticorps !

C'est là que Yun a eu une idée géniale. Elle avait réinventé la notion de quatorzaine. En effet, on avait constaté que le délai d’incubation de la grande majorité des virus était compris entre trois et quatorze jours. Pendant treize jours d'affilée de la quatorzaine, les individus utilisaient leurs capteurs pour vaquer à leurs occupations hors de chez eux. Ils maintenaient les distances, évitant de contaminer ou de l’être. Mais, le quatorzième jour, ils pouvaient choisir de les désactiver. Ce jour-là, ils pouvaient approcher n'importe qui d’aussi près qu'ils le voulaient, du moment que c'était consensuel. Dans le langage populaire, ce jour était devenu le jour des câlins. Le lendemain voyait la reprise d'une quatorzaine, de manière synchrone sur la planète, dans le respect de la distance sociale, ce qui a permis de limiter la propagation de virus potentiels. Cela permettait de contrôler le taux d’infection.

Petit à petit, les jours de câlins avaient remplacé les jours de repos traditionnels dans le monde et étaient devenu des jours fériés, vingt-six fois par an. La quatorzaine remplaça donc la semaine. Vingt-six quatorzaines par an faisaient un total de trois cent soixante-quatre jours et les trois cent soixante cinquièmes jours de l'année classique étaient devenus des jours spéciaux. Dans le monde entier, les gouvernements avaient décidé d'en faire un jour férié international, communément appelé « Super Câlin » («Super Hug» dans les pays anglophones) et avait été fixé au 28 février. Les calendriers du monde entier avaient été adaptés pour refléter ce changement et le rythme régulier de cette distanciation assistée par capteurs avait permis d’enrayer les pandémies.

— Comme d'habitude, demain, à l'occasion de Super Câlin, nous nous souviendrons des personnes décédées au cours des pandémies et nous rendrons hommage à tous les travailleurs et travailleuses des professions essentielles, dit Johanna.

— Et le 29 février 2024 restera dans les mémoires comme le jour de la Grande Réinitialisation, ajouta Yun.

— Tous les gouvernements annonceront que les capteurs et les masques de protection ne sont plus obligatoires, dit Brahim. Nous aurons vaincu la propagation des virus !

— Dommage que nous n'ayons pas pu faire plus de recherches sur les effets des capteurs sans les masques faciaux, dit Johanna.

— Je me demande si je me sentirai tout nu quand je retirerai mon masque pour de bon, déclara Ibrahim en riant. D’ailleurs peut-être que je vais laisser ma barbe repousser ! Il y a si longtemps !

Inconsciemment, Johanna réajusta son masque de protection. Elle souriait mais personne ne le remarqua.

 

 

FIN

[1] La distanciation sociale est un terme utilisé dans la proxémie qui est l’étude du rôle des distances dans les relations interpersonnelles. Elle est comprise entre 1,20 et 2,10 mètres.

 

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