Baignade à risque nul

“C’était mieux avant”. Or, cela tombe bien,

avant, justement, j’y étais.

Michel Serres 

 

Les persiennes de la chambre étaient presque fermées pour tenir la chaleur à l’extérieur. Mais un courant d’air léger s’était établi avec le séjour. Il faisait bon. On n’entendait que le roucoulement d’un couple de tourterelles. Jacques était allongé sur le lit. Il récupérait de son trajet en voiture de la veille, pour venir en vacances chez eux dans le Sud, comme il disait. Celles-ci seraient les bienvenues, après la finalisation du projet de digitalisation d’une entreprise, dont il avait eu la responsabilité.

Pour son épouse Marie et lui-même, descendre dans le Sud, revêtait une dimension particulière, celle de venir se ressourcer dans la région qui les avait vu naître tous les deux. Se retrouver dans cette maison de famille sur la plage, même pour seulement deux semaines, était quelque chose de magique, qu’ils ne voulaient manquer pour rien au monde.

Dans le lointain, on pouvait entendre l’annonce du poste de secours, rappelant les articles du règlement de la plage.

La surveillance est assurée de 08h30 à 19h00 par notre équipe de professionnels. Nous vous rappelons que quand la flamme est jaune comme aujourd’hui, la baignade est dangereuse mais surveillée. Si la flamme passe au rouge, il y a interdiction de se baigner et vous devez sortir immédiatement de l’eau. Les contrevenants feront l’objet d’une amende forfaitaire de 250 Euro. Si la flamme est verte, jetez-vous à l’eau !

Nous vous rappelons que sur cette plage, du fait d’une trop grande affluence estivale, les horaires de baignade suivants sont en vigueur, en fonction de la parité de votre bracelet d’identification que vous pouvez obtenir au poste de secours.

08h30 à 10h30 : numéros pairs

10h30 à 12h30 : numéros impairs

12h30 à 14h30 : tous numéros

14h30 à 16h30 : numéros pairs,

16h30 à 19h00 : numéros impairs.

Pour les adultes surveillant des enfants de moins de douze ans qui n’auraient pas la même parité, merci d’activer vos badges de reconnaissance. Nous vous rappelons que la surveillance s’applique uniquement aux numéros de la période concernée. Toute baignade en dehors des plages horaires autorisées fait l’objet d’une amende forfaitaire de 150 Euro.

Les cerfs-volants sont interdits sur la plage de même que le kitesurf. Les chiens et les chats ne sont pas autorisés, même tenus en laisse. Le bivouac et les feux sont également interdits. L’utilisation de drogues, de cigarettes, de chicha, d’alcool et de téléphones portables est passible de poursuites....

 Jacques émit un gémissement et se tourna sur le côté en marmonnant :

— N’importe quoi !

— Bonjour Jacques, dit le téléphone, posé sur la table de nuit.

— Humm, répondit Jacques.

— J’espère que vous avez passé une bonne nuit, dit le téléphone. Bilan santé du matin. Malgré votre abus d’alcool d’hier soir, vos fonctions physiologiques sont considérées comme normale pour votre poids et votre âge. Votre pouls est de 70. Votre tension artérielle est de 132/86. Votre vessie indique qu’il est temps de la vider. Votre transit intestinal est bon. Une érection naturelle est attendue dans les quinze minutes. Souhaitez-vous un rapport sexuel avec votre épouse ?

— Humm, fit Jacques en se retournant.     

— Votre prochain rendez-vous est fixé à 11h30 avec votre ami Philippe, au bar, pour l’apéritif.

— Humm, fit Jacques en se tournant à nouveau.

— Compte-tenu de vos performances sexuelles récentes, il est recommandé pour votre santé mentale, de ne pas laisser passer cette occasion. Il est scientifiquement prouvé qu’à votre âge, il est préférable d’avoir des rapports sexuels avec votre partenaire habituelle. Le stress est moins fort. Je vais donc consulter l’agenda de votre compagne pour vérifier sa disponibilité et ses conditions physiologiques.

— Ce n’est pas vrai, marmonna Jacques.

— Bien sûr que cela est vrai : je fais toujours ce que je dis, lui répondit le téléphone d’une voix neutre.

Jacques n’eut pas envie de sourire à cette réflexion du téléphone. Il fallait désactiver cette petite voix. Cette discussion était gênante et devenait pénible. Il tendit la main vers le téléphone, n’arriva pas à l’attraper, une fois, deux fois, trois fois, sans succès. Imperturbable, le téléphone continuait son monologue :

— D’après mes informations, les conditions physiologiques de votre compagne sont également optimales. Je vais la prévenir d’ici dix secondes, par téléphone, pour synchroniser vos agendas. Si dans l’intervalle vous souhaitez annuler cette action, utilisez la commande STOP. Si le choix de partenaire ne vous convient pas, d’autres sont disponibles dans les environs avec qui je peux vous mettre en contact. Utilisez la commande CHOIX. Si le moment du rapport ne vous convient pas, la reprogrammation est possible. Utilisez alors la commande AGENDA.

— STOP ! cria Jacques en ouvrant les yeux.

— Jacques, ça va ? lui demanda sa femme qui était allongée à côté de lui, un peu inquiète. Tu dors encore ou tu es réveillé ?

Ahuri, Jacques fixait le plafond. Il se frotta les yeux.

 — Bon sang, je viens de faire un cauchemar, c’était terrible !  dit-il en se tournant vers sa compagne.

— Oui, je sentais bien que tu étais agité. Tu n’arrêtais pas de te tourner et de te retourner et tu grognais. Tu essayais d’attraper son téléphone sans pouvoir le saisir. J’ai cru que tu voulais le jeter contre le mur.

— Tu ne crois pas si bien dire ! répondit-il dans un soupir.

— Raconte, avant d’oublier ! dit Marie, curieuse.

Jacques lui décrivit alors en détails son cauchemar, le règlement bizarre de la plage et la conversation avec son téléphone portable, au comportement entremetteur. Cela la fit rire.

— Ce téléphone qui planifie et pense à ma place, cela me dérange de plus en plus, lui dit-il. J’ai le sentiment qu’il me surveille. Il faut faire quelque chose. Cela devient grave. Et si maintenant, cette machine stupide se met à me poursuivre dans mes rêves et pense pouvoir se mêler de ma sexualité, c’est trop !

— Mais mon chéri, peut-être que ce téléphone avait une bonne idée, lui répondit-elle en minaudant et en se lovant contre lui. La technologie a parfois du bon.

— Ah ! non. Ce cauchemar m’a coupé toute envie ! Je ne vais pas me laisser dire par une machine, ce que je dois faire ou pas, quand et avec qui !

— Toujours ton esprit de contradiction, soupira-t-elle. Allez viens te baigner, cela te changera les idées. J’attendais que tu te réveilles pour qu’on y aille ensemble. Il n’est que 7h00 !

Lorsqu’ils sortirent sur la terrasse de la maison, la vue sur la mer était magnifique. Ils ne s’en lassaient pas. Pendant leurs vacances, tous les matins, c’était un plaisir toujours renouvelé. C’est probablement la raison pour laquelle, il y a plus de soixante-quinze ans, son grand-père avait construit cette baraque sur la plage qui, petit à petit, au fil du temps, avait pris la forme de cette maison de vacances, sur ce site magique. Mais, compte-tenu de l’érosion accélérée, ils se demandaient si la génération suivante pourrait en profiter autant qu’eux.

Depuis des années, leur rituel d’arrivée en vacances était le même : il commençait par une baignade matinale, avec aller-retour aux bouées, placées à 300 mètres du rivage. C’était pour eux un moment privilégié, durant lequel ils pouvaient parler de tout et de rien ou au contraire aborder des sujets plus intimes, sans témoin.

Depuis la terrasse, Jacques aperçut un surveillant de baignade, planté solidement au bord de l’eau. Sur son dos on pouvait voir, sur fond rouge, le nom et le logo d’une société, RISQUENUL, et en dessous en grosses lettres blanches : Robert. Jacques en fut un peu surpris, mais se souvint avoir vu la veille, un courrier de la mairie dans lequel il était indiqué que cette année, la surveillance traditionnelle de la baignade sur ce morceau de plage, était renforcée technologiquement, à titre expérimental, par cette société privée.

— Marie ! dit moi que je rêve ! dit Jacques.

— On dirait que la réalité dépasse tes rêves les plus fous ! lui répondit Marie, songeuse.

— C’est vrai que ce Robert a bien le gabarit d’un surveillant de baignade…

— Moi, je le trouve quand même un peu trapu ! ajouta Marie.

— C’est vrai, il ressemble à une borne de parking ! dit Jacques.

— Ils auraient dû l’appeler Mitch, dit Marie en riant.

— Mais à choisir, j’aurais préféré qu’il lui donne tes rondeurs ou celles de Pamela Anderson…

Jacques sourit à Marie et lui prit la main pour aller se baigner. Ils se mirent en route.

 — Il y a peu de monde sur la plage ce matin, dit Marie. On dirait que la plupart des estivants ne sont pas encore arrivés.

 — Il est surtout beaucoup trop tôt pour eux ! Les gens dorment encore ! La plage est à nous !

— C’est vrai, ajouta Marie. Il parait qu’il y a de moins en moins de gens qui osent se baigner en dehors des heures de surveillance.

— Je ne sais pas si c’est vrai, mais je pense que cette surveillance privée de la baignade ne va pas dans le bon sens. La mairie a parfois de drôles d’idées. Et RISQUENUL : quel nom stupide ! Le risque nul n’existe pas !

Ils se dirigèrent vers l’eau pour leur bain matinal traditionnel, heureux de fouler le sable. Une bonne odeur d’iode venait de la mer. Le soleil montait rapidement au-dessus de l’horizon et inondait la plage d’une lumière dorée. Ils en sentaient déjà la chaleur. Une mouette passa en criaillant. Ils se sentaient bien.

Curieux de voir Robert de plus près, ils s’en rapprochèrent. Arrivés à proximité, à leur surprise, ils entendirent une voix monocorde prononcer :

— Bonjour. Je m’appelle Robert et je suis votre surveillant de baignade.

— Bonjour, répondit Jacques automatiquement, surpris de l’entendre parler. C’est incroyable !  dit-il en aparté à Marie.

 —Oui, répondit celle-ci, interloquée.

Puis, en regardant la mer dont la belle couleur bleue l’aguichait, elle ajouta, un peu pour se donner une contenance :

— Tu crois que l’eau est froide ?

— La température de l’eau est de 23 degrés ce matin, dit Robert. La température de l’air est de 25 degrés. Brise marine de force 2. Degré hydrométrique de 25%. Orage prévu en début d’après-midi.

Jacques et Marie se regardèrent encore plus surpris.

 — Viens ! Allons-nous baigner dit Marie brusquement, pour échapper à cet échange avec Robert.

 Ils amorcèrent un mouvement pour se diriger vers le rivage lorsqu’ils entendirent dans leur dos, sa voix qui ajoutait :

— Ma fonction m’oblige à vous rappeler les risques que vous encourez en vous baignant, même sous ma surveillance. Risque d’hydrocution : négligeable si vous entrez progressivement dans l’eau. Risque de crampe : réduit si vous n’avez pas prévu d’aller à la bouée ce matin, sans entraînement. Risque de submersion par les vagues naturelles : quasi nul ce matin. Mais ne pas sous-estimer les vagues créés au large par les bateaux. Risque de...

— Merci ! dit Jacques, interrompant Robert, depuis le temps que nous venons ici, nous savons tout cela !

— Message bien reçu. Dans ce cas, voulez-vous signer la décharge orale comme quoi vous avez compris et accepté les Conditions Générales de Baignade de la société RISQUENUL, en charge de la surveillance de cette plage ? Il vous suffit de dire ACCORD et ce choix sera validé. Je vais vous les énoncer maintenant. Les Conditions Générales de Baignade de la société RISQUENUL sont…

— ACCORD dit Jacques et Marie lui fit écho.

Il n’avait aucune envie de les entendre, cela allait retarder sa baignade. D’ailleurs, il ne lisait presque jamais ces conditions d’utilisation, tout en sachant que c’était une erreur. C’était la meilleure façon de perdre une partie de sa liberté individuelle. Mais il n’avait aucune envie d’avoir maintenant une conversation avec Robert à ce sujet.

Ils trouvaient tous les deux, cette situation déconcertante et cette procédure parfaitement ridicule et s’approchèrent de l’eau. Ils se demandaient pourquoi la mairie avait accepté cette expérience et surtout sur leur plage ! Ils entendirent Robert ajouter :

— Notre contrat avec la municipalité nous oblige à vous informer que la surveillance est assurée par des drones. Pour votre sécurité, nous utilisons ce nouveau système, pour une expérience optimale. Nous vous rappelons que dans ce contexte une vidéo sera faite de votre baignade. Nous la conserverons 48 heures, dans le cas d’un décès prématuré qui pourrait intervenir après la baignade. Après cette durée légale, cet enregistrement sera détruit.

 Marie sentit l’irritation monter en elle. Elle se retourna d’un bloc et demanda :

 — Et si nous refusons cette surveillance ?

— L’utilisation des drones fait partie des Conditions Générales de Baignade que vous venez de valider, répondit Robert. Si vous souhaitez changer ce choix, merci de dire CHANGER. Si vous ne validez pas ces conditions, nous ne pouvons pas assurer votre surveillance et nous nous verrons obligés de vous interdire la baignade. Si vous vous baignez quand même, vous serez passible d’une amende comme le règlement de la plage l’indique. Vous n’êtes autorisés à vous baigner librement qu’entre 21h00 et 6h30, c’est à dire, en dehors des heures de surveillance officielles confiées à RISQUENUL.

Jacques et Marie sentaient leur colère grandir. Ils se regardèrent en silence, en se demandant ce qui se passait sur leur plage. Robert ajouta :

— Comme vous n’avez pas modifié votre choix, le drone de surveillance va vous identifier. Je vous souhaite une bonne baignade sous la surveillance de RISQUENUL, votre partenaire pour une expérience de plage optimale.

Entre temps, un drone, presque silencieux, s’était posté á 2 mètres au-dessus d’eux, prêt à effectuer son travail. Sa caméra était dirigée vers eux et une bouée de secours orange était fixée sous sa structure métallique.

— Bonjour : je suis le drone DROFR20245643. Comme vous ne portez pas de bracelet de reconnaissance individuelle, veuillez me confirmer votre identité pour pouvoir assurer un suivi optimal de votre baignade et vous fournir les secours adaptés à votre situation médicale, en cas d’accident.

Jacques fut d’abord surpris d’entendre le drone s’adresser à lui. C’était un développement technologique qu’il avait raté. Il retint un juron mais dit à sa femme d’une voix amère :

— Je crois que Michel Serres avait tort : c’était mieux avant !

Robert ajouta sur un ton neutre :

 —Je me permets de vous corriger. Les statistiques de noyade sur les cinquante dernières années, compilées par la société RISQUENUL, indique que votre assertion est incorrecte. Ce n’était pas mieux avant.

Marie retint Jacques qui s’apprêtait à répondre à Robert. Elle anticipait des mots désagréables, mais surtout inutiles.

DROFR20345643 prononça d’une voix synthétique :

— Reconnaissance vocale en cours.

— Je n’en crois pas mes oreilles, dit Jacques.

DROFR20345643 ajouta, sur le même ton :

— Reconnaissance vocale de Mr Jacques Bourrat, matricule HFR66701024.001 finalisée. Données médicales disponibles. Baignade autorisée.

— Mais fichez-nous la paix ! dit Marie à haute voix, dans un mouvement d’humeur.

DROFR20345643 prononça d’une voix synthétique :

— Reconnaissance vocale en cours.

Jacques et Marie se regardèrent sans rien dire, mais de plus en plus énervés par cet épisode.

Ils reprirent leur avancée vers la mer et entendirent dans leur dos la voix du drone :

— Reconnaissance vocale de Mme Marie Bourrat, matricule HFR66720324.001 finalisée. Données médicales disponibles. Baignade autorisée.

Jacques rejoint rapidement le rivage. Il plongea d’un seul coup dans les vagues, augmentant son risque de mort par hydrocution de dix points. Marie le suivit avec le même risque. Ils se mirent à nager vigoureusement en direction de la bouée des 300 mètres, ce qu’ils faisaient tous les matins, depuis des années, sans avoir jamais eu la moindre crampe.

Pendant quelques minutes, ils nagèrent intensément en crawl, pour se débarrasser de leur colère. Puis, ils ralentirent leur allure, passèrent à la brasse et commencèrent à échanger leurs idées respectives sur Robert et son acolyte volant, en faisant des blagues. Cela les calma un peu.

Puis, au bout d’un petit moment, Marie se retourna pour nager sur le dos. Elle aperçut alors le drone qui volait silencieusement à une vingtaine de mètres au-dessus d’eux, pour respecter leur intimité, comme ils en auraient été informés, s’ils avaient pris connaissance des Conditions Générales de Baignade. Ils auraient également su que l’activité du drone et sa surveillance se déclenchaient automatiquement, dès que les nageurs enregistrés dans son système dépassaient la limite des cent mètres depuis le rivage.

Elle observa le drone dont elle devinait la caméra qui les fixait. Elle repassa sur le ventre et tout en nageant, demanda à Jacques :

 —Tu crois vraiment que ce drone peut détecter que je suis en train de me noyer ?

— Je suppose qu’il a subi un entraînement pour ça et qu’il a obtenu son diplôme de secouriste, répondit son mari en rigolant.

— Non, Jacques sérieusement. Je suppose qu’il y a quelque part un contrôleur humain qui surveille les images que ce drone lui envoie.

— A 7h00 du matin, cela m’étonnerait bien.

— Bon alors, si je me noie qu’est-ce qui se passe ? répliqua Marie.

— Bonne question, lui répondit-il. Je ne sais pas.

Elle le regarda et un petit sourire se forma sur ses lèvres. Elle se remit sur le dos et regarda en direction du drone.

— Non, Marie, dit Jacques, tu ne vas pas …

Ces derniers mots se perdirent dans les hurlements de sa femme qui agitait bras et jambes de manière désordonnée.

— Au secours ! Au secours ! Je me noie ! Sauvez-moi !

 A ce moment-là, le drone descendit en piqué vers Marie et s’immobilisa à deux mètres au-dessus d’elle et dit :

— Êtes-vous en difficulté ? Désirez-vous une bouée de sauvetage ?

— ….

— Je répète : Êtes-vous en difficulté ? Désirez-vous une bouée de sauvetage ?

—  …

— Je ne détecte aucun mouvement pouvant indiquer un début noyade. Je vous informe que conformément aux Conditions Générales de Baignade, toute simulation de noyade est passible d’une amende de 250 Euro.  Merci de bien vouloir répondre à mes questions : Êtes-vous en difficulté ? Désirez-vous une bouée de sauvetage ?

— Non, ça va aller, lui dit Marie, pensant que sa tentative de résistance passive au système ne valait pas cette somme.

— Message bien reçu. N’hésitez pas à faire appel à-moi, si nécessaire.

DROFR20345643 reprit brusquement de l’altitude et sa surveillance à distance.

 Échaudés par cette scène, Marie et Jacques reprirent leur nage en brasse, pour atteindre la grosse bouée jaune. Leurs yeux piquaient, sous l’effet d’un mélange de sel et de l’éblouissement du soleil levant. Ils n’y étaient plus habitués, mais cette sensation n’était pas désagréable. En revanche, la présence de ce drone pratiquement silencieux qui les observait, les gênait énormément.

Lorsqu’ils furent arrivés à la bouée, ils se retournèrent et purent admirer le paysage. C’était pour cela qu’ils nageaient si loin du rivage. D’ici, ils découvraient la montagne en arrière-plan, dans toute sa splendeur. C’était un spectacle toujours renouvelé, dont ils ne se lassaient pas. Mais aujourd’hui, des nuages noirs s’y amoncelaient, signe évident d’un orage en préparation et à l’image de leur humeur, d’autant que le drone était dans leur champ de vision. Le contraste avec le ciel bleu du coté soleil levant était saisissant. Puis, lentement et presque à regret, ils reprirent le chemin du rivage, silencieux.

Au bout de plusieurs minutes, le drone descendit vers eux et leur dit :

— Vous êtes de nouveau dans la zone de sécurité des cent mètres. Pas de danger immédiat. Je retourne à la base.

— C’est ça ! Bon vent ! dit Marie en agitant le bras, comme pour chasser une mouche.

— Marie, supplia Jacques en riant. Ne recommence pas à t’agiter. Tu vas peut-être en attirer d’autres !

— Ne me fais pas rire ! Je vais me noyer pour de vrai ! hoqueta Marie.

— Sérieusement, dit Jacques, il faut faire quelque chose. On ne va pas se laisser gâcher nos vacances par une mouche géante et une borne de parking. Trop de technologie ! C’est presque comme dans mon cauchemar.

— Écoutez-moi qui dit ça ! répondit Marie goguenarde. C’est qui l’accro à la technologie ici ? Et Robert, même s’il est artificiel, me semble plutôt intelligent !

— Marie, tu m’énerves ! dit Jacques.

Alors, automatiquement, elle se mit à lui chanter un couplet de leur air fétiche[1], ce qu’elle faisait toujours pour se moquer de lui, lorsqu’il prononçait cette phrase :

— Un jour où l’autre il faudra qu’il y ait la guerre. On le sait bien. On aime pas ça mais on ne sait pas quoi faire. On dit c’est le destin.

— Voilà ! C’est tout à fait ça ! Ça va être la guerre sur cette plage ! dit-il pompeusement.

— Mon irréductible guerrier ! se moqua Marie.

— A partir de maintenant, nous allons résister à cet envahisseur technologique ! compléta Jacques, emphatique. Je vais…

— Allez, tais-toi et nage ! On y est presque. J’ai froid.

Un peu plus tard, en approchant du rivage, ils aperçurent Robert, fidèle au poste, sur la plage.

Lorsqu’ils ramassèrent en silence leurs serviettes abandonnées sur le sable, ils entendirent sa voix métallique :

 — Avez-vous eu une baignade agréable ?

— Je vous confirme que c’était mieux avant, répondit Jacques.

— Notre service n’est-il pas à votre convenance ? dit Robert. Avez-vous des suggestions d’amélioration ?

Jacques et Marie, se regardèrent, puis le regardèrent.

— Cela ne vous plaira pas, lui dit Marie, d’une voix moqueuse. Vous ne pouvez pas nous offrir l’expérience que nous souhaitons.

— Pouvez-vous m’en dire davantage ? Je suis sûr que nous pouvons améliorer notre service.

— Disparaissez, vous et vos drones voyeurs ! lui dit Marie, brusquement.

Et sur ces mots, elle s’éloigna, sans attendre la réponse de Robert.

En l’absence d’autres baigneurs à cette heure matinale, DROFR20345643, après avoir désactivé la surveillance de Marie et Jacques, s’était posé sur la plateforme prévue à cet effet, sur le toit du poste de surveillance. Lui et ses congénères y étaient en position de veille, attendant leurs prochains clients. Jacques les observa un moment puis pris le chemin du retour. Il décida de se taire. Après tout, il n’était pas nécessaire que Marie soit au courant de ce qu’il voulait faire.

Le lendemain matin, Jacques se réveilla de bonne humeur. Il n’avait pas fait de cauchemar car il avait travaillé presque toute la nuit, pendant que Marie dormait. En effet, la veille, après leur baignade, il avait imaginé la façon dont il allait déconnecter les drones qui constituaient le maillon faible de cette chaîne de surveillance. Pour un expert en informatique comme lui, s’en débarrasser ne serait pas compliqué et sans eux, Robert et RISQUENUL devenaient impuissants. Bien sûr, il ne voulait pas les endommager, juste les mettre hors service, au moins temporairement, le temps de faire capoter cette expérience du capitalisme de surveillance. Pour les baigneurs, la sécurité resterait assurée puisque les drones étant complémentaire de la surveillance traditionnelle.

Soudain, il s’était découvert soudain une âme de hacker ! Depuis quelques temps déjà, il sentait monter en lui un esprit de résistance, mais plutôt passive, assez dans son caractère respectueux de la loi. Il n’avait pas trouvé ce qu’il pouvait faire pour changer les choses, une action qui aurait du sens pour lui. Et voilà qu’une occasion magnifique s’était présentée sur sa plage, car il n’était pas venu en vacances, pour se faire contrôler par une machine, aussi bien intentionnée soit-elle ! Alors il s’était mis au travail et maintenant, au petit matin, il avait le sourire aux lèvres bien qu’ayant conscience d’avoir agi dans l’illégalité.

En approchant de la mer, ils passèrent devant Robert, qui les salua de son bonjour matinal, alignant quelques chiffres de température et de météo. Puis ils virent un drone s’approcher, qui s’immobilisa à trois mètres au-dessus d’eux. Et puis soudain, le drone fit quelque chose de parfaitement inattendu : il se mit à chanter !

Tant pis pour les dron’

C'était pourtant bien

Vouloir surveiller

Plus d'un million d'années

Pour vot’ sécurité

Il y a plein d'enfants qui se roulent dans les vagues

Il y a plein de dron’

Il y a même Robert, RISQUENUL, son CGB

Il ne manque rien

On dirait ma plage

Le temps dure longtemps

Et la vie sûrement 

Plus d'un million d'années

C’était bien mieux après !

Marie n’en croyait pas ses oreilles. Incrédule, elle se tourna vers Jacques dont le sourire innocent lui fit comprendre que son intuition était juste. Elle éclata de rire et comme des enfants espiègles, ils coururent vers la mer et se jetèrent dans l’eau.


[1] Le Sud, Nino Ferrer

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